[EVENT] Fête du parti Caerwyn

Quand on a prévu de se retirer du jeu électoral pour jouer dans l’ombre, il est important de garder une belle image, et mon père le sait bien. Il avait décidé de ne pas miser sur un renouvellement de mandat, même si le peuple lui faisait confiance, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, les deux précédents maires depuis le cataclysme étaient des dieux. Il avait obtenu le pouvoir suite à des querelles entre dieux, et d’autres dieux allaient le défier pour s’emparer de la place. Il pourrait être risqué d’être trop aimé par la population et devant dans les sondages d’opinion. Jusqu’à présent, Merwyn Caerwyn avait été laissé relativement tranquille. La mascarade démocratique avait l’avantage de poser une trêve avant de reprendre la guerre pour le pouvoir. Mais, en période d’élection, tous les coups bas étaient permis et nous étions au moins certain d’avoir un dieu de la guerre à la personnalité trouble en rival. Un autre parti, sorti de nulle part et aux intentions cryptées n’était pas là pour rassurer non plus. Il était donc sage de ne pas se lancer férocement dans un combat que notre famille pouvait perdre, et qui ferait sans doute s’effondrer tous les efforts mis en place depuis des années. Car, enfin, mon père ne pourrait pas dissimuler longtemps ses intentions cachées et manœuvres secrètes si toute l’attention d’entités surnaturelles se concentraient sur lui, prête à examiner chacune de ses actions pour trouver des failles et moyens de le faire tomber. Mais, s’il n’était plus le candidat officiel du parti, aucune raison de l’attaquer, aucun moyen de remettre en cause les succès de sa politique et de prendre l’affection de ses potentiels électeurs. Nous en avions beaucoup discutés ces dernières semaines, non sans un certain amusement. Car, enfin, c’était un pied de nez au visage des autres candidats juste avant la période électorale. Un maire apprécié qui se retire en marquant positivement les esprits, ne peut que laisser une frustration à l’égard du pis-aller qui devra régner ensuite.

Mon père avait tenu à organiser un événement ouvert à Central Park dont le but était de mettre en avant l’artisanat local et un certain nombre de petites entreprises de bouche que sa politique avait permis de se lancer et de prospérer. J’avais largement appuyé cette idée, qui permettait à Josh de se faire connaître d’un certain nombre de chalands. Et mon père n’en était pas mécontent puisqu’il constituait une exception humaine intéressante à mettre en avant pour dissimuler son favoritisme envers les créatures magiques. Nous lui avions donc réservé un stand de restauration bien en vue avec un espace repas organisé pour l’occasion. Beaucoup de stand s’alignaient le long du parc, certains proposaient de la dégustation de produits locaux ou d’alcool également et des groupes étaient prévus sur la scène après le discours de mon père, qui devait avoir lieu juste avant le déjeuner. En attendant, quelques artistes déambulaient dans le parc pour attirer et divertir le public. Avec le beau temps, la bonne communication autour de l’événement, le parc commençait raisonnablement à se remplir. De mon côté, les efforts n’étaient pas immenses pour cette journée. Les sociétés engagées s’occupaient de tout et je préférais leur faire confiance, comme je faisais confiance à mon père pour leur avoir donné des ordres précis. Mon rôle était plutôt de me tenir prêt à accueillir les visiteurs de marque, et me faire un peu mieux connaître comme porte-parole du parti. Après tout, les mondanités étaient ma spécialité. En attendant de repérer des personnes importantes, ou que celles-ci me repère, je déambulais entre les stands pour savoir si tout le monde était satisfait de l’organisation, et songeais à devoir réellement essayer d’arrêter d’accepter de goûter à tous les alcools que les artisans me proposaient pour obtenir ma validation de leurs produits, si je ne voulais pas finir ivre avant même le début du discours. Devais-je vraiment faire ma prochaine escale devant ce stand qui étalait toute une collection de rhums arrangés ?

[Rappel des règles : Les réponses doivent faire entre 400 et 600 mots, au risque de vous faire retrancher 50 points par message.
Vous pouvez poster même si ce n'est pas votre tour, mais sans surcharger le sujet de vos réponses. Ne tenez pas l'inaction d'un personnage qui n'a pas encore joué pour acquise.
Le sujet fermera le 1er juillet en soirée.
Le prochain message valable pour tous les participants sera celui de Merwyn Caerwyn lorsqu'il prononcera son discours.]

Fête du parti Caerwyn

Il n’était pas question d’artistique mais de logistique dans la mise en place de cet événement ; compétence m’intéressant par sa complémentarité, et où mon inexpérience était bien plus visible. "C’est pas une fête au village" deviendra peut-être une private joke, cependant cela ne change rien à la gratitude que j’ai envers Merwyn Caerwyn pour m’avoir donnée ma chance et m’avoir arrangé un poste de consultante auprès des professionnels engagés pour l’organisation. Ce ne sont plus des chocolats que je vais lui devoir, à force.

Un fin sourire d’amusement se dessine sur mes lèvres alors que mes yeux, points centraux d’un maquillage les allongeant les cils et leurs assombrissant les ombres des paupières, parcourent les allées, les stands et les gens. Nombre de ces derniers m’accordent leur regard également, sans doute du fait de ma veste de tailleur blanche aux revers noirs, portée sans chemisier ni soutien-gorge afin de faire un décolleté descendant presque jusqu’au nombril. Voilà qui me conduit régulièrement à remettre mes cheveux, parés d’un ruban servant de serre-tête et descendant au sein de ma natte pour la conclure en un nœud, en place sur mon épaule. Mes mains s’en reviennent ensuite au côté de mon pantalon de toile blanche, le long de mon corps, jusqu’à ce que le devoir les appelle encore. Mes escarpins sans talons foulent les voies pavées où, pour une fois, je ne suis pas la seule à ralentir régulièrement. Tous, nous sommes abordés par des artistes vivants et des employés invités.

L’organisation de cette fête m’a offerte beaucoup d’opportunités professionnelles, tant par les rencontres que par la carte des entreprises newyorkaises qu’elle m’a permis de dresser. Cependant, la fête elle-même peut m’offrir des rencontres qui me dépassent de loin ; et dans un cadre relativement sécuritaire, un bonus non négligeable. Je stresse. Le terrain m’est néanmoins connu et j’ai déjà pu planifier mentalement mes pistes d’observation.

L’estrade sur laquelle Merwyn Caerwyn va faire son discourt est un centre d’activité tout aussi agité mais bien moins accessible que le reste de l’événement. Si tous voudront lui présenter leurs respects, ironiquement ou non, personne ne me semble invité à le faire pour l’heure. Actuellement, les rencontres les plus probables gravitent autour des autres personnalités liées au Parti Caerwyn, puisqu’elles peuvent également recevoir des salutations. Ce sont elles que je cherche, quoi que légèrement portée par la circulation.

Sans être impliquée politiquement, la consultance m’a déjà amené à rencontrer des personnalités. Toujours professionnelles et souvent brèves, ces présentations me permettront cependant de ne pas être intruse à une discussion. Enfin, de m’y introduire avec plus de légitimité, plutôt. Reste à trouver lesdites personnes. Plusieurs noms me viennent en tête le temps que je croise l’un des visages liés.

Le premier que je vois, cependant, ne semble pas arrangé par un étalage de rhum qui l’est, arrangé. Macsen Caerwyn, nouveau porte-parole du parti de son père si ma mémoire est bonne. Ma nature l’étant, je l’approche en souriant.

« Monsieur Caerwyn, dis-je de ma voix mélodieuse, lui tendant la main. Amy Orchent. Nous avons été présentés par monsieur le maire. »

Fête du parti Caerwyn

Nous sommes le quinzième jour de la Lune, j’ai trente-et-un an. Hier soir voyait une pleine Lune, sensément mon apogée, mais l’horloge céleste l’a accompagnée de la seconde éclipse pénombrale de cette année. A l’instar du 10 janvier dernier et des 5 juillet et 30 novembre prochains, la Terre a cherché à dissimuler son satellite dans son ombre sans y parvenir totalement. Je préfère ce phénomène aux éclipses de lune "classiques", même si je leur préfère les éclipses solaires. En cette belle journée de juin cependant, sans doute est-ce un hors sujet.

J’inspire les senteurs de l’été tout proche. Elles me sont portées par les vents depuis la mer arborée qui m’entoure. Le rocher de schiste qui me sert de perchoir émerge d’une quarantaine de mètres et le Belvedere Castle qui y tronent m’offrent un panorama sur Central Park et la Fête du parti Caerwyn qui s’y déroule, sur l’environnement, les stands qui ont poussé en son sein et les êtres qui s’y promènent. Ainsi les senteurs de l’été tout proche ne se limitent-elles pas au végétal mais s’accompagnent des senteurs de nourritures et de boissons humaines.

J’avale ma salive. Lorsque je franchirai à nouveau l’arche néogothique et descendrai les marches de pierre, je m’en retournerai serpenter parmi la foule et me délecter de ce qu’elle offre. Les fabrications locales prennent des formes et des natures variées, il serait dommage de ne pas leur accorder l’attention qu’elles réclament. Je n’ai pas l’intention d’être démoniaque outre mesure, même si j’ai des minions pour parcourir la foule et faire le repérage des envieux en son sein. Actuellement, ce ne sont pas les pêcheurs qui m’intéressent mais les prêcheurs. Découvrir Macsen comme un Caerwyn comme son implication a été une agréable surprise. Cependant, il n’y a pas que le parti Caerwyn qui sera présent aujourd’hui et il n’y a pas qu’à lui que Macsen m’a, involontairement, introduite.

J’écoute les clameurs, portées dans l’air comme le sont les odeurs. Si je ne saurais saisir les mots, je saisis les sentiments. Quel dommage que Merwyn ne se représente pas, il aura sans doute été élu. C’est cependant logique, il s’est contenté de récupérer les restes d’une divinité disgraciée et sait que, indifféremment de l’opinion populaire, les vrais maitres de la ville veulent en reprendre le contrôle. Cela suffit-il à le faire se retirer et sacrifier un pion ? Ou joue-t-il un jeu plus ingénieux, conscient de complexifier le passage après lui et créant une attente à son retour ? Je suis curieuse de cet être, soupçonnant ses buts de part ceux de sa descendance. Une rencontre sera à prévoir, lorsqu’il sera retourné aux profondeurs. J’ai mieux à soutenir officiellement, pour le prochain cycle.

Je pousse sur les bras, sentant la résistance de la pierre alors que je délaisse mon appui de schiste. Après s’être entrechoquées pour se dépoussiérer sommairement, mes mains s’en viennent à ma veste de faux cuir. Celle-ci est du même brun que la robe bustier qui me descend jusqu’aux mollets, complémentant le métal du collier nu que je porte et le blond majoritaire de ma chevelure partiellement rabattue sur un côté.

Enfin, un tour d’horizon me détourne de l’horizon précédent, mes yeux scrutant les gens venus profiter du point de mire à mon instar.

James Hamilton s'en sortait très bien. D'employé de bureau ordinaire, il était passé à fonctionnaire pour la ville de New York. Il n'occupait bien sûr pas un poste prestigieux, mais il pouvait aller et venir parmi ceux qui prenaient les décisions, les observer, écouter les conversations et lire plus de dossiers confidentiels que nécessaire. Le sorcier n'attirait ni méfiance ni même attention. Loki trouvait sa nouvelle identité bien terne, mais elle était nécessaire à ses plans. Son manque de prudence par le passé lui avait attiré trop d'ennemis. En tant que James Hamilton, il pouvait mettre son nez partout sans qu'on s'en inquiète et garder sa plus grande arme à l'abri : sa propre personne.

Loki avait repéré Tuuri dès leurs débuts dans ce monde. Le dieu finnois était intelligent, mais pas autant que lui, ce qui en faisait un allié parfait. Plutôt que contourner sa méfiance, il lui avait laissé savoir qu'il la comprenait et l'acceptait. Ils ne feindraient ni amitié ni dévotion l'un envers l'autre. Ils travailleraient ensemble parce que c'était profitable des deux côtés. Ainsi, quand Tuuri avait hésité à rejoindre un autre camp, il était venu négocier avec lui plutôt que foncer vers la potentielle ascension qu'un ennemi de Loki aurait pu lui offrir. Et le dieu nordique l'avait utilisé comme exemple : voyez ce qu'un allié fidèle peut obtenir, je lui donne la puissance et la gloire. À la tête d'un parti politique bien soutenu financièrement, Tuuri pouvait se réjouir de l'attention qu'il recevait et profiter des ouvertures qui se présentaient à lui. Sa défaite était certaine, mais ils ne se mêlaient pas à cette course pour la gagner.

Le futur maire ne devait pas être lié aux Caerwyn. N'importe lequel des deux autres partis feraient l'affaire pour ses plans, mais Loki avait une préférence pour celui dirigé par des dieux violents. Avec Mars au pouvoir, les dieux n'auraient pas le temps de se méfier de ceux qui jouaient dans l'ombre alors qu'un faible gouvernement de sorciers permettrait à tout le monde d'abuser du système.

Tuuri, ou plutôt Emil Kosonen, participait à l'événement organisé par le maire Caerwyn avec plusieurs membres de son parti. Sa présence n'avait pour but que la visibilité de son parti. Personne ne devait tenter d'attaque contre les personnalités politiques présentes ni contre la population. Officiellement.

Loki flânait d'une table à une autre, réduisant les conversations au minimum, mais en se montrant courtois. Son apparence ne laissait pas douter sur ses intentions hostiles. Il n'était pas venu sous son identité habituelle, James Hamilton. En restant anonyme, il pourrait nuire sans se mettre en danger.

Fête du parti Caerwyn.

Une semaine que je me prépare à cet évènement. Tout s’était accéléré quand j’avais recroisé Merwyn. Je lui avais préparé un argumentaire en béton, il avait lâché l’affaire et les dollars sans réelle résistance. Frustrant pour l’homme de négoce que je reste dans l’âme. Mais voilà, le coup de pouce du maire dans mon entreprise prenait aujourd’hui tout son sens : il m’avait élevé au rang de publicité vivante, clamant en saveur et en couleur les mérites de son mandat.

Je n’étais pas dupe ni naïf et encore moins rancunier. Les Caerwyn se servent de moi comme j’abuse de leurs largesses financières. Quel que soit le siècle ou l’année, l’argent reste le nerf de la guerre. Une guerre qui ne se passe plus dans les tranchées comme j’ai pu la vivre lors du premier conflit mondial, mais une guerre de pouvoir. Pendant que j’aligne mes plateaux dans un ordre logique et esthétique, Merwyn se prépare pour son allocution : le clan Caerwyn se retire de la course au siège de la mairie. J'imagine qu'il va discourir avec des mots choisis d'une précision de chirurgien. Il laisse le poste vacant, mais non sans un certain niveau à reconduire par son successeur.

J’ai choisi mon camp sans vraiment avoir d’autres alternatives. Je suis évidemment un pion pour Merwyn, mais vu le stand qu’il m’a offert sans aucune limite de moyen, placé on ne peut mieux, j’espère bien dans le futur évoluer en cavalier sur cet échiquier dont je ne connais pas encore toutes les pièces. New York est restée cosmopolite, divinités et créatures de l’ombre en plus. Macsen m’a rassuré en m’affirmant que les faunes mangent de tout. Mais quand est-il pour ces messieurs-dames les divins coincés dans une enveloppe charnelle ? De toute évidence, Tiamat avait apprécié ma bectance. J’ai d’ailleurs préparé du calamar farci et du poulpe grillé en pied de nez à sa farce. Titiller une divinité élémentaire est une audace plaisante.

Je recule de quelques pas, juge de l’effet de mon stand. J’avais hésité quant à afficher les couleurs françaises, puis opté pour une neutralité raffinée avec des couleurs sombres et sobres. L’important est ce qu’il y a dans l’assiette. M’enorgueillir d’une nation maintenant dévastée n’est certainement pas la plus pertinente façon de valoriser mon travail. Mon stand joue sur l’ouverture, du gras au léger, du végétarien au carné en passant par des plats sans allergène. J’ai dû adapter ma pratique pour un style traiteur et portions unique, un pari en soi.

Le discours se termine, j’aperçois Miss Orchent au loin avec un décolleté qui descend jusqu’à… je me dresse en vain sur la pointe des pieds, des badauds me gâchent la vue. La fin de la palabre fait affluer les gens. J’explique, vante, réexplique à ceux qui se sont rués sur mon stand tenaillés par la faim et appâtés par leur odorat. J’ai disposé des cartes de visite près des plateaux qui je sais vont plaire. Il existe des combos de saveurs qui sont en soi des paris gagnants.

Tout en servant, discutant des ingrédients, j’observe la foule et surtout les gens qui ne se précipitent pas pour consommer. Ceux pour qui ces élections sont un but à atteindre. Et à y regarder plus attentivement, les intentions de certains ne s’embarrassent pas de faux-semblants. Je mémorise les visages à défaut de connaître les noms. Cette fête du parti Caerwyn est une opportunité pour moi de comprendre où sont les forces en présence et de repérer les acteurs de ce théâtre à ciel ouvert.

Après l’argent, la source de pouvoir est l’information.

Quand j’arrivai dans le parc, il y avait beaucoup d’agitation. Les stands étaient montés et on voyait bien la signature de chaque artisan mis de l’avant. De plus, la foule était déjà grande et l’ambiance était festive grâce aux artistes déambulatoires et à la musique. Je portais une chemise de couleur rouge vin violacé avec de fines rayures verticales noires, à manche longues, mais que j’avais roulées au trois-quarts, rentrée dans un pantalon gris. Ma ceinture, mes souliers et mon chapeau de style trilby étaient bruns foncés. J’étais présent à l’évènement suite à une discussion avec mon employeur, mais c’était une demande off the record. Mon rédacteur en chef m’avait demandé de couvrir l’évènement, mais seulement pour aller voir s’il y avait quelque chose de croustillant à en tirer. Je ne m’étais pas fait prié, parce que j’aimais les grands évènements publics, surtout s’ils étaient sur un fond politique. J’aimais être sur le terrain, car c’était tellement plus stimulant. Il y avait tellement de nuances à capter dans ce genre d’évènements, de par les non-dits et autres petits signes à décoder. Le langage non-verbal des gens était toujours au coeur de mes observations, mais était encore plus particulièrement intéressant à déchiffrer dans ce genre de contexte. Surtout quand les personnes ne savaient pas qu’on les observaient. Dans une grande foule, je pouvais me permettre de me positionner stratégiquement pour entendre une conversation précise, tout en n’y étant pas vraiment mêlé.

Je remarquai qu’Elisa était là, auprès des grands noms du parti Caerwyn, comme elle me l’avait dit plus tôt dans la semaine. Je l’avais saluée d’un rapide signe de main, de loin, quand nos regards s’étaient croisés, mais je ne me dirigeai pas dans sa direction. Je ne voulais pas m’imposer ou déranger. De toute façon, nous avions convenu qu’il valait mieux que nous fassions nos chemins séparément aujourd’hui. Elle avait ses choses à faire et j’avais un potentiel reportage à monter. Pour ce faire, je ne devais pas rester à un seul endroit, je devais me déplacer et parler au plus grand nombre de personnes possible, afin de recueillir un maximum d’informations et savoir s’il y avait quelque chose à en tirer. Je vis quelques visages politiques connus, mais je ne m’avançai vers personne pour le moment. J'attendais que quelque chose me fasse ressentir un degré d'intérêt élevé.

Je commençai mon tour entre les stands, à la recherche de quoi que ce soit d’intéressant. À un stand de rhums, j’entendis un nom qui me semblait vaguement familier, mais je n’arrivais pas à replacer d’où je le connaissais pour le moment. La jeune femme se présentait à Macsen Caerwyn, mais je ne la voyais que de dos d’où j’étais. Je ne m’en formalisai pas plus longtemps, parce que j’avais vu quelqu’un à qui je voulais aller parler. En effet, au stand d’à côté, je vis Brook A. Hendrix et je me frayai un chemin jusqu’à elle. Je la saluai et me présentant, sans mentionner mon occupation, puis j’entrai dans le vif du sujet.

« -J’ai bien suivi les différents développements de la campagne du parti Larian et j’ai vite vu votre rôle important au sein du parti. Vous me semblez beaucoup plus sérieuse, et pourtant, quelque chose me trotte dans la tête. Qu’est-ce qui a justifié le choix de mettre M. Larian à la tête du parti plutôt que vous? »

J'ai hésité à venir accompagnée. Les options de cavaliers ne manquent pas, mais comme je ne suis pas prête à me lancer dans une relation, ce serait bizarre de venir à un événement de ce genre avec un homme qu'on ne reverra pas à mes côtés. Comme c'est ma première sortie officielle sans mon mari, je suis un peu nerveuse. Sa présence ne me manque pas – nous avions l'habitude ces dernières années de vite aller dans des directions opposées après une arrivée ensemble, pour nous retrouver à l'heure du départ –, mais me montrer parmi les dieux sans lui signifie d'accuser les coups bas, les questions et les menaces que mon mari pouvait faire taire par sa seule présence. Il est évidemment hors de question que je manque cette occasion, et c'est la raison principale, mais secrète, de mon choix de venir seule. Je ne veux pas avoir besoin d'être protégée.

Je ris à la blague d'un homme qui me fait du charme devant un kiosque de rhum, mais je ne m'éternise pas à ses côtés. Je profite bien de mon nouveau célibat pour rencontrer des hommes, mais je choisis les occasions. Je n’ai connu aucun homme avant Cupidon. J’étais adolescente quand il m’a réclamée comme sienne, puis épousée. J’ai passé de longs siècles à partager uniquement son lit. Si notre amour valait encore quelque chose à mes yeux, j’y trouverais peut-être une poésie. Deux êtres unis par une passion unique! Mais je n’ai jamais été passionnée par Cupidon, j’ai été amoureuse sans être éprise. Et je pense que ça rend notre rupture encore plus triste. Nous avons longtemps gardé en vie quelque chose de vide; il n'y a rien pour racheter ça, sinon s'empresser de prendre de la distance.

Lissant distraitement ma jupe mi-cuisse vert menthe que j'ai assortie à un haut blanc à épaules dégagées et au dos diaphane, je m'approche de la scène, cherchant du regard le maire, un représentant d'un parti adverse ou toute autre personnalité publique intéressante. Ce ne sont pas vraiment les stands ou la foule qui m'ont attirée à cet événement, mais une curiosité pour les vedettes de la politique. Le gagnant des prochaines élections influencera l'économie, évidemment, et j'ai une entreprise à garder au top. Je crains la victoire de Mars. Les dieux romains me dépriment, et Mars est en plus le père de mon ex-mari. Un cocktail de nuisance potentielle.

Je croise le regard d'un homme et j'ai vite l'impression qu'il ne me fixe pas comme on regarde normalement une belle femme. Je m'avance à son stand de nourriture et je lui souris en soutenant son regard. À première vue, il me paraît humain. Du moins, il ne dégage pas d'énergie divine.

-Vos plats me semblent très appétissants.

L'emplacement avantageux de son stand laisse croire à un lien positif avec les gens à l'origine de l'événement. Son intérêt pour autre chose que valoriser ses produits éveille ma curiosité.

-Vous êtes un ami du maire Caerwyn?

[C'est Josh que je vais voir Smile

]

Avec mon passé de grand guerrier qui tapait et tuait, et qui perdait souvent, on aurait pu facilement douter de ma capacité à démontrer sérieux et subtilité. Il me fallait d'ailleurs des efforts considérables pour ne pas envisager le meurtre comme principale solution quand un problème se présentait. J'avais conscience qu'avec la multitude de panthéons en jeu, les coups devaient être calculés. La prudence nous assurait davantage la victoire qu'une offensive menée rapidement. Les grands champs de bataille me manquaient, bien sûr, mais une réputation ruinée entraînait aujourd'hui autant d'effet que des dizaines de têtes arrachées.

J'aimais la politique plus que prévu. Calculer l'utilité de nos alliés, répondre aux questions, critiquer les choix de Mars, planifier les coups bas dans les entrevues… Plein de combats demandaient ma participation. J'avais mis du temps à prendre ce projet vraiment au sérieux. Je ne doutais pas de Mars comme candidat, comme il avait participé aux élections précédentes. J'avais craint d'être finalement écartée, peut-être par habitude qu'on me fasse des promesses pour ensuite me jeter quand je n'avais plus d'utilité. Mais Mars n'était pas si con. Quand il repêchait un allié incompétent, il ne lui offrait pas une place centrale dans ses projets. Les élections étaient finalement arrivées et j'étais maintenant pleinement impliquée dans le parti et dans nos plans de révolution de cette triste société dans laquelle la faiblesse était trop souvent récompensée.

J'avais abandonné Mars à la candidate du parti de sorciers qui avait décidé de venir le faire chier en questionnant sa moralité. Quelqu'un croyait-il vraiment leur victoire possible? Comme je n'avais pas envie d'entendre sa triste voix de perdante, j'avais laissé Mars la démolir tout seul et j'étais partie vers les stands de nourriture. J'avais envie de revenir avec un truc bien gras à manger devant Mars pour le narguer.

Je me retins d'essayer tous les rhums et bières sur mon chemin. Il y aurait bien d'autres occasions pour boire. Aujourd'hui, je travaillais. J'avais d'ailleurs revêtu un veston noir par-dessus une robe droite bleu foncé pour me donner un air sérieux. Mes cheveux étaient lâchés et je ne portais comme bijoux que de petits boucles d'oreilles en or. Mes souliers noirs lustrés me donnaient quelques centimètres de hauteur en plus, même si je n'en avais pas besoin.

Je me retournai du stand à cupcakes qui avait retenu mon attention pour trouver un moulin à paroles, à qui je renvoyai rapidement une expression polie mais sans chaleur. Pas besoin de me présenter puisqu'il prouvait qu'il savait qui j'étais avec sa rapide mention de mon parti. Je levai les sourcils devant l'audace de sa question. On ne nous l'avait pas encore faite, celle-là. Était-ce un piège? Avec les journalistes, tout était un piège.

-Eh bien, je vous remercie du compliment, M. Redfield, mais je vous assure que notre candidat est sérieux et grandement impliqué dans le projet de soutenir et mener de New York vers davantage de grandeur, dis-je avec confiance et vigueur. Il n'a jamais été question d'un autre candidat, puisque celui que nous avons est pleinement soutenu par tout le parti qui, justement, est composé de gens aussi remarquables que moi.

Savez-vous tout ce qu’il reste aux personnes qui savent qu’elles vont perdre ? La moralité. Quand on a de pouvoir sur rien, il faut faire croire que c’est un choix, quand on manque d’intelligence, il faut faire croire que des règles vous interdisent de penser. Avec mes discours « scandaleux » de réalisme, j’ai l’habitude de me faire prendre à parti par des cafards qui voudraient se faire plus beau que des paons. Souvent, les écraser n’est pas possible : ils sont trop petits. Vous aurez beau leur donner tous les arguments du monde pour les ridiculiser, ils ne le verront pas. Leur absence d’âme est incroyable. Je me demande s’il y a quelque chose à leur prendre une fois qu’ils sont prêts pour le grand voyage vers les Enfers. Alors que j’envisageais de profiter de la fête du maire, en discutant avec Arès des alcools que j’étais décidé à boire, j’entends une voix aigrelette me lancer :

– Larian ! Comment osez-vous vous montrer ici après vos derniers discours sur la politique de Mr Caerwyn ?

Laurel Jenkins, la sorcière qui pensait défier les dieux. Il faut croire que les gens se sentent trop en sécurité aujourd’hui, et son discours contre les abus de la police le laisse à penser. Ils se sentent en sécurité. Ils pensent qu’ils peuvent agresser verbalement n’importe qui. Ils n’ont conscience de rien. J’ai un regard de pitié pour cette créature qui, malgré toutes ses attaques contre ma rudesse – je la passionne réellement – m’estime assez civilisé pour ne pas répondre par un meurtre à ses tentatives d’humiliation publique. C’est adorable, tant de foi placée en moi, en ma bienveillance à l’égard de son existence. Arès ricane et préfère m’abandonner à mon sort. Mais ai-je envie de perdre mon temps avec elle ? Non, mais il est de mon devoir de répondre à une tentative d’humiliation. Devrais-je lui dire que ce n’est pas parce qu’on approuve pas toute la politique d’une personne qu’on ne peut pas apprécier d’autres initiatives ? Ces gens ne veulent pas d’un monde nuancé, c’est bien trop compliqué pour leur esprit.

– Mais pourrait-on imaginer une fête sans moi ? Je lui réponds avec un air idiot. Je suis sympathique, amusant, et je bois autre chose que du thé bio.

Elle est contente que je daigne lui adresser la parole. C’est évident. Elle déverse un flot de mots sur moi, mots que j’écoute à peine, pour m’exprimer en quoi quelqu’un comme moi ne sera jamais amusant.

– Allons, il faut être une personne bien ennuyeuse pour ne pas rire à mes blagues. – Un aboiement de petit chien me fait écho non loin. – Vous voyez, même ce chien est mort de rire !

Elle lève les yeux au ciel. J’aime confirmer les imbéciles dans leur mépris, c’est important pour eux. Et il est important pour moi de savoir que je ne donnerai pas à Jenkins ce qu’elle veut : l’occasion d’avoir l’impression de confirmer sa supériorité. Je ne la laisse pas parler. Parce que je réponds à ses attaques par d’immenses bêtises, elle sait que je refuse de la prendre au sérieux, que je me fiche de son opinion. Elle sait qu’elle a encore perdu. Mais, elle m’a tout de même fait perdre Arès. Je la cherche du regard. La seule blonde seule que je repère n’est pas Arès. Comme je n’ai pas envie d’avoir l’air perdu et seul, je hausse les épaules et me dirige vers cette femme au demeurant charmante, prêt à continuer mon numéro de charmeur idiot.

– Si vous attendiez un homme assez drôle pour vous tirer de l’ennui, me voici !

Fête du parti Caerwyn

Je ruisselle tranquillement sur les marches de pierre dans l’attente de me mélanger à la foule, afin de la surplomber encore quelques instants. Mon regard scrute cet environ toujours plus proche, appréciant ce et ceux qu’il me donne à voir.

J’ai repéré le stand de Josh, idéalement placé par rapport à l’estrade où Merwyn Caerwyn tiendra son discourt, et m’attends à ce qu’il attire ses alliés hors des flots touristiques qui se jettent pourtant contre lui. Irais-je le tourmenter ? Sans doute n’a-t-il pas le temps pour ça, là où j’ai tout le temps du monde. Cela dépendra donc du courant, qui m’emmène vers d’autres horizons pour l’heure. Repérer une divinité dans une foule n’est pas des plus compliqués, c’est l’être qui sort du lot par simple perception. Repérer deux divinités dans une foule est d’autant plus facile, même si elles se séparent rapidement.

L’abordage de l’une par une créature sensément sa rivale entraine la fuite de l’autre, interceptée elle aussi peu après. Mon intérêt reste sur le premier duo, dont l’intérêt est aussi grand que l’interaction.

Laurel Jenkins, cheffe de file du parti des sorciers… outrée de l’injustice du règne des divinités sur les humains sans percevoir que sa propre humanité est contestable. Qu’importe, notre rencontre est inéluctable : si l’Envie croit dans son âme, Léviathan s’en ira la cultiver. Sinon, la Déesse des Sorcières penchera son regard sur la plus éminente politiquement. L’heure n’est pas encore venue, cependant. Le temps lui apportera frustration voire amertume à cause de ses limites et de celles des actions qu’elle peut accomplir. Le temps est de mon côté.

Lance Larian, représentant d’une union diversifiée… franc partisan du "c’était mieux avant", même s’il est difficile de savoir jusqu’à quel point vont sa partisanerie et sa considération dudit "avant". Considérant les activités qu’il pratiquait aux Enfers comme celles de la première moitié du XXe siècle, j’en ai une idée assez précise. Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je ne doute pas qu’il connaisse la réputation de Léviathan, quand bien même livrer des batailles navales contre lui n’a jamais eu l’air de l’intéresser. Peut-être a-t-il la culture suffisante à savoir pour Tiamat et Nammu, malgré sa jeunesse. Difficile à dire, il a la maitrise de l’art de la guerre et de la duplicité qu’il implique.

Lance Larian fait son spectacle, attire l’attention sur ce qu’il veut montrer afin de dissimuler le reste. L’important. La sorcière n’arrive pas à passer outre de cela, là où le dieu le fait rapidement d’elle. C’est alors que nos regards se croisent. A défaut de trouver ce qu’il cherchait, Mars me trouve moi. Trouve ce que je cherchais.

« Si vous attendiez un homme assez drôle pour vous tirer de l’ennui, me voici !

- Je n’aurais pu rêver mieux, réponds-je avec un sourire à son approche. Thomasine Océane, enchantée de vous rencontrer monsieur Larian. »

Nos tailles me semblent similaires, même si sa carrure est largement plus impressionnante que la mienne. Il est athlétique et d’une pilosité "sauvage", cependant c’est son regard qui me pait le plus.

« Je me rendais au stand de rhum, voudriez-vous m’accompagner ? »

Ne pas m’approcher de l’élite divine de New York jusqu’ici était volontaire. Cela semble plus naturel lorsque l’on y est invité.

Fête du parti Caerwyn.

Du plat de la main, je lisse ma veste de cuisinier anthracite à liseré rouge et m’assure que mon tablier de la même nuance est bien noué autour de ma taille. Les couleurs et les parfums de mon stand attirent déjà du monde. Certes, j’ai l’une des meilleures places, toutefois les sourires spontanés qui naissent après la dégustation de mes bouchées, ou l’arc d’un sourcil qui se dresse subitement me prouvent que j’ai eu raison de ne pas viser uniquement le gastronomique : les new-yorkais tiennent à leur sacro-saint ketchup. Je revisite donc des produits connus laissant le choix au consommateur de rester dans le connu ou de s’aventurer en terrain inconnu, puis la moutarde de Dijon n’a pas survécu à la brèche. Un deuil que Macsen n’avait pas compris.

La foule se densifie, entre deux explications culinaires je perçois quelques bribes de discussions animées. Je n’ai pas assez de recul pour saisir la réelle nature des enjeux, sinon que je sais que le fauteuil du maire attire beaucoup de postérieurs non humains. L’avènement des dieux sur le trône de la ville me laisse un sentiment mitigé. Ce qui a perdu Rome un jour… Il y a une chose récurrente dans l’histoire : on ne retient pas les erreurs du passé, pire on les réitère.

Je souris à une maman et sa fillette attirée par des crudités sculptées en forme d’animaux, quand je croise un charmant regard azuré. Une blonde ! Forcément une cousine de Poulpy ! Ma rencontre avec Thomasine a laissé quelques séquelles : je vois un démon caché derrière chaque belle blonde… Mince, elle vient vers moi ! Elle va peut-être dévier vers le stand de rhum…
Ou pas.
Ne me mange pas, Démon !
Mon âme n’est pas à vendre, mais ma cuisine si...

- Vos plats me semblent très appétissants.

Tant que ce sont mes plats qui restent appétissants à ses yeux, tout baigne. Je me reprends, je suis stupide, un démon ou une déesse ne peut pas se planquer sous une si belle et frêle créature.

- Sembler n’est point suffisant, goûtez, je vous en prie. Il y en a pour tous les goûts et les régimes alimentaires.

Aïe ! Josh, mon gars, tu viens de prononcer le mot régime devant une femme...

- Pour les allergies éventuelles…

Yggdrasil n’a pas assez de branches pour rattraper ma bévue. Cependant, la belle demoiselle ne semble pas s’en offusquer et me déroute par une question qui en cache une autre : pour quel parti politique je suis.

- C’est plus un mécène que j’ai réussi à convaincre de mes capacités pour monter un nouveau restaurant gastronomique. Arriverai-je à vous séduire aussi ?

Rester neutre au possible, mon emplacement fait des envieux, j’en ai conscience. Je lui tends une rose de tomate perlée de feta émiettée et assaisonnée d’un filet de vinaigre balsamique.

- Le raffinement vient souvent de la simplicité, Mademoiselle.

Indécrottable galant, je n’ai pas pu m’empêcher de dire le dernier mot en français. Chassez le naturel, il revient au galop.

Vulcain ne se mêlait pas de politique. Ce n’était pas un choix définitif, mais plutôt les choses telles qu’elles s’étaient dessinées avec les années. Aucun camp ne l’intéressait assez, aucun prétendant au pouvoir ne lui donnait envie de s’impliquer et aucune alliance ne valait pour lui la quantité d’efforts sociaux que demandait le maintien ce type de liens. Du temps de son panthéon, il avait participé à quelques querelles, toujours en retrait, surtout par envie de profiter du spectacle et d’en augmenter le divertissement. Il n’avait jamais pris de parti définitif, sauf contre Junon, et encore là il ne lui avait jamais nui le premier.

Il n’avait pas d’ennemis chez les autres dieux, pas même Vénus après toutes leurs petites guerres. Il entretenait par principe une rancoeur envers Mars qui avait couché avec sa femme, mais il ne le détestait pas particulièrement. Quand il le vit en train de parler avec une femme, son attention ne s’attarda sur lui que quelques secondes, puis sur son interlocutrice, une déesse – il n'hésita pas sur ce qu'elle dégageait – qu'il ne connaissait pas. Il les oublia vite au profit du stand de bière devant lequel il venait d'arriver.

Officiellement, il venait à l'événement organisé par la mairie sans autre but que découvrir les créations des artisans. Il ne cherchait ni alliance ni occasion de nuire. Toutefois, même sans envie particulière de s'impliquer, il avait envie de se mêler aux autres dieux dans un contexte plus sérieux que les soirées mondaines, pour garder un œil sur eux. Sa canne, aujourd’hui surmontée d’une poignée en or incrustée de topazes de tons variés, brouillait toujours son énergie divine, mais quelques dieux connaissaient son identité et pouvaient en avoir mis d’autres au courant. Au départ, il avait choisi de se cacher pour qu’on le laisse tranquille et, sans s’inquiéter de ce qui se disait sur lui, il gardait encore un certain anonymat dans ce but. La puissance attirait les opportunistes. Après l’avoir démasqué, Hel l’avait approché pour qu’il rejoigne son camp. Nul doute que d’autres seraient tentés de faire de même en découvrant qui il était ou, du moins, voudraient le connaître par curiosité gênante. Il n’avait pas ni temps ni patience pour les projets et les lubies des autres.

Alec Fleming était venu seul à cet événement, et il parcourait les lieux en contournant subtilement les stands dont les spécialités se rapprochaient de la joaillerie. Il n’avait ni besoin que les autres l’inspirent ni envie qu’on lui quête son avis sur les œuvres des autres, et il voulait éviter qu’on l’associe à un artisan à qui il aurait parlé une minute de trop. On ne le connaissait pas en tant que dieu, mais la renommée de son identité humaine exigeait une certaine prudence dès qu’il était question de concurrence et de préférences.

J’étais d’avis que le parti Caerwyn lançait cette fête pour impressionner. Ce n’était pas négatif en soi, de vouloir impressionner, surtout dans un contexte d’élections, il fallait trouver comment se démarquer des autres partis. Et j’aimais vraiment mieux les campagnes où les partis essayaient de sortir du lot de d’autres manières que ce à quoi on était habitués, c’est-à-dire les campagnes où les partis ne parlaient pas vraiment de leurs projets ou de quelconque plan et que la seule stratégie était de démolir les adversaires. Dans le genre : tel leader est un menteur pour telle raison, tel autre parti a déjà fait cette chose louche, tel autre parti n’a pas tenu deux de ses promesses, alors il ne reste que nous de pas trop corrompus pour qui voter, faites le bon choix! C’était absolument ridicule comme façon de mener une campagne électorale. Ça me puait au nez quand ça arrivait. Le parti Caerwyn s’était tenu loin de ce genre de machinations. Et c’était positif, car ainsi, les Caerwyn marquaient l’esprit du peuple avec cette célébration en plein air où bonne bouffe et autres petits plaisirs se côtoyaient avec distinction. Le peuple s’en souviendrait lors de leur choix.

Pour le parti Larian, c’était également avantageux d’être là. Ils venaient solidifier l’image positive de leur leader au grand charisme qui paraissait d’ailleurs très à l’aise dans le contexte, à butiner pour discuter à gauche et à droite avec naturel. J’avais des réticences sur Mars, mais je devais avouer que de le regarder aller était fascinant. Il faisait tout paraître facile et simple. L’équipe Larian pouvait également profiter de l’évènement pour mettre de l’avant leur plan d’action. Ils promettaient de rendre à New York toute sa gloire, mettaient la fierté et la puissance au-dessus de tout dans leurs déclarations et signaient le tout avec une bonne dose de liberté. Le peuple semblait en raffoler. Quand j’avais eu accès à la liste des principaux alliés de chaque parti, j’avais été surpris d’y voir le nom de Brooke. Mars et Arès étant littéralement le même dieu, de mythologies jumelles, j’aurais cru à une plus grande rivalité. En même temps, cela faisait du sens qu’ils s’allient, puisqu’ils devaient totalement se comprendre. Cependant, ce que je trouvais vraiment le plus surprenant était qu’Arès ait décidé de laisser la plus grande place à Mars. Ça ne faisait pas de sens pour moi. C’est pourquoi j’avais voulu essayé de voir s’il y avait anguille sous roche.

« -Eh bien, je vous remercie du compliment, M. Redfield, mais je vous assure que notre candidat est sérieux et grandement impliqué dans le projet de soutenir et mener de New York vers davantage de grandeur.

-Oh, mais je n’en ai jamais douté de son implication dans le projet.

-Il n'a jamais été question d'un autre candidat, puisque celui que nous avons est pleinement soutenu par tout le parti qui, justement, est composé de gens aussi remarquables que moi.

-Alors, ce que je comprends de ce que vous me dites, c’est que personne, dans tout le parti, n’a jamais pensé, pas même une fois, que quelqu’un d’autre pouvait être plus approprié comme leader? »

Je lui offris un plus grand sourire doux. Paraphraser n’était pas une technique de journaliste, mais j’aimais l’utiliser. Reprendre les mots, en changeant l’ordre, permettait parfois de mettre en lumière de belles contradictions. J’essayais un peu de la coincer, sans pour autant lui ramener directement en pleine gueule ni leurs similitudes ni la rivalité attendue.

Je remplissais bien mes tâches politiques et je savais bien paraître devant les médias. On avait vite noté ma patience très limitée mais, devant les caméras, je contenais bien sûr mes envies de meurtre. Je savais prioriser mes buts plutôt que ma satisfaction immédiate, et on ne me voyait pas faire l'écervelée. Je répondais à beaucoup de questions à partir de stratégies assurées de faire dévier les discours en notre faveur. C'était ce que je venais de faire avec ce petit journaliste qui était venu me voir en jouant à ne pas me dire qu'il était un journaliste, comme si son attitude n'était pas transparente.

-Alors, ce que je comprends de ce que vous me dites, c’est que personne, dans tout le parti, n’a jamais pensé, pas même une fois, que quelqu’un d’autre pouvait être plus approprié comme leader?

Je fixai l'avorton en silence, mais pas par manque de réponses à lui offrir. J'avais tout un répertoire de phrases préparées pour les provocations des petites plaies dans son genre, mais il m'ennuyait tellement. J'aurais pu lui retourner sa question et le coincer sur sa réponse, lui demander d'où venait son besoin criant de transformer toute conversation en bordel, lui dire que les adultes étaient passés depuis longtemps à autre chose que se battre pour être la tête d'affiche du parti ou encore que c'était dommage qu'il ne considère pas un parti politique comme une équipe. Peu importe la réponse que je lui fournirais, il trouverait un moyen de la tordre et de me faire mal paraître. C'était son travail : défendre la vérité, qu'ils disaient tous, mais toujours que la version qui leur plaisait. Et je comprenais que celle qu'il avait choisie aujourd'hui ne mettrait jamais notre parti dans un rôle positif. Alors tant pis.

Je pris un cupcake sur la table à côté de moi et l'écrasai lentement entre les deux yeux du journaliste avant de le lâcher; il descendit d'abord sur sa chemise où il laissa une belle traînée de glaçage rose vif et quelques petits bonbons multicolores, puis roula sur le sol.

-Pensez à remercier Mme Thompson pour le cupcake. Bonne journée, M. Redfield, dis-je sur un ton très calme.

Je pris un autre cupcake pour ma propre consommation et remerciai rapidement la belle pâtissière rousse, qui cachait très mal son amusement, avant de m'éloigner avec mon butin sans un regard de plus pour le petit con.

S’il y avait eu moins de monde, je me serais déplacée en gambadant entre les stands de cette merveilleuse fête. J’adorais les événements de ce genre. Ils me remplissaient de joie. C’était comme si tous les soucis du monde entier se mettaient sur pause, le temps que les festivités aient lieu. Comme si, d’un commun accord, on décidait de balayer sous le tapis toutes les choses moroses et ennuyantes pour plutôt laisser toute la place à l’allégresse. J’étais venue pour mon simple plaisir, mais en prétextant essayer de faire du réseautage pour de futurs événements au Velvet Dream. On ne savait jamais quand une collaboration pouvait se présenter et c’était sur place qu’on pouvait voir toutes les possibilités. Mais en fait, pour l’instant, je n’étais aucunement en mode travail, je voulais vraiment jute m’amuser et profiter pleinement de l'événement.

J’avais attaché mes cheveux en demi-queue de cheval haute avec une boucle dans un ruban en satin noir. Mes cheveux étaient parfaitement bouclés et retombaient sur mes épaules et dans mon dos, mais avec la demi-queue de cheval, j’évitais les mèches dans les yeux. Je portais une robe longue bleu ciel lignée de marine et de noir à la verticale, d’inspiration rétro, à bretelles spaghettis avec un décolleté en cœur. Sur le devant, sur toute la longueur, il y avait des boutons noirs et elle avait des poches moyennes également. J’avais des souliers noirs, avec une sangle en T et au talon carré. Je portais de grandes lunettes de soleil noires, rondes, mais avec les coins effilés, pour faire comme un chat. Finalement, j’avais un smokey eye brun et doré et un rouge à lèvres rouge vif.

Je m’amusais à déambuler sans ordre précis entre les stands, me déplaçant instinctivement vers le stand le plus coloré ou avec le slogan le plus accrocheur, selon mes envies. J’avais dansé en essayant de ne pas être déplacée sur une ou deux musiques d’artistes présents. Je n’avais vu personne que je connaissais, même si je me doutais que je verrais bien un jour ou l’autre quelques visages connus. Je m’arrêtai finalement à un stand de je ne savais quoi, tout près de l’endroit où les discours avaient lieu, simplement pour regarder la foule. Je reconnus quelques chefs de partis ici et là dans la foule, mais je ne m’en préoccupai pas plus longtemps. Puis, un bout de conversation tout près attira mon attention.

-Le raffinement vient souvent de la simplicité, Mademoiselle.

J’étais au stand d’à côté, alors je me faufilai de côté rapidement et gracieusement pour être juste à côté de la belle blonde et face à la table de l’homme que je venais d’entendre. J'enlevai mes lunettes de soleil d'un geste théâtral et lui fit un sourire sincère.

-Vous parlez français?

J’avais dit ces mots en français, sans vraiment y penser. C’était quand même rare d’entendre des gens parler en français. Je me doutais bien qu’à New York ce n’était pas tellement courant, mais en sachant la quantité de dieux présent dans la ville, j’osais espérer qu’ils étaient fluents dans plus qu’une seule langue. Ils faisaient simplement le choix de ne pas fréquemment parler français.

-S’il-vous-plaît, ne me dîtes pas que vous êtes juste un de ces frimeurs qui ont seulement appris quelques mots faciles…

Dans le doute, j’avais dit le reste en anglais.

Je participe surtout à des événements mondains où je connais des gens liés à mon entreprise ou à mes cercles sociaux. Des soirées utiles où briller. J'avais eu l'habitude d'abandonner Cupidon, qui n'espérait que ça, pour foncer vers mon public. Que ce soit à propos de l'agence, d'art ou des politiques de la ville en matière d'affaires, je me mélange aux conversations avec une aise apparente. Je me suis fait de nombreux amis mortels qui s'arrachent mon approbation – et je la leur accorde de temps en temps, stratégiquement. Je ne m'investis jamais trop dans leurs problèmes, je réponds à peu de leurs questions, mais je leur répète des gentillesses et ils ont la délicatesse d'y croire. Ici, sans mon fan club et entourée d'ennemis potentiels, je dois me débrouiller sans repères.

Je ne m'intéresse à la politique qu'à distance. Je n'ai approché aucun des camps officiels, et on ne m'a pas sollicitée pour une alliance. Je ne tiens pas à me battre pour dominer les autres dieux, je n'ai rien à faire de ce pouvoir quand, à côté, je peux régner sur mon petit empire financier en paix. Je ne me vois pas soutenir un dieu plus qu'un autre alors qu'aucun ne m'impressionne particulièrement. Leurs jeux m'intéressent, mais je n'y participe pas.

- Sembler n’est point suffisant, goûtez, je vous en prie. Il y en a pour tous les goûts et les régimes alimentaires. Pour les allergies éventuelles…

J'observe les choix devant moi pendant qu'il répond à ma question sur ses liens avec la mairie. J'ai été directe, mais je me vois pas user de subtilité sur ce sujet avec quelqu'un dont le stand est si bien en vue.

- C’est plus un mécène que j’ai réussi à convaincre de mes capacités pour monter un nouveau restaurant gastronomique. Arriverai-je à vous séduire aussi ?

Je lui souris avec un ''oui'' dans les yeux, comme j'en ai l'habitude avec les hommes qui transforment les situations sociales en occasions de draguer.

-Je ne demande qu'à être aussi impressionnée que le maire.

Mon sourire est resté, mais mon regard s'est durci en laissant entendre un intérêt plus proche de la politique que du flirt.

- Le raffinement vient souvent de la simplicité, Mademoiselle.

Une jeune femme se précipite pour répondre avant que je puisse dire quoi que ce soit.

-Vous parlez français? S’il-vous-plaît, ne me dîtes pas que vous êtes juste un de ces frimeurs qui ont seulement appris quelques mots faciles…

Avec une telle entrée, entre le mouvement de lunettes de soleil et la manière de s'imposer dans la conversation d'autrui, il s'agit certainement d'une personne appréciant que l'attention se fixe sur elle. En comptant en plus son look tenant du spectaculaire, je me fixe vite sur une impression d'être en présence d'une drama queen en quête de distraction. Son attitude me force à lui refuser ce qu'elle est venue chercher. Elle n'existe pas pour moi.

Je m'empresse de goutter la rose comestible qui m'a été offerte, puis je m'avance un peu, en prenant soin d'être trop près de l'autre femme sans la regarder.

-Votre cuisine est excellente, Monsieur…? Je vois le nom de votre entreprise, mais le vôtre ne me semble pas affiché.

Je bats des cils comme s'il n'existait que lui.

-Je suis Peach Samberg.

Fête du parti Caerwyn.

Le regard de la jolie blonde a changé, bien que son sourire reste égal et avenant. Un signe que je dois ajuster ma conduite. J’ai deux soucis avec la gent féminine. Le premier vient du fait que pendant mon sommeil forcé de plus de quatre-vingts ans, la galanterie s’est perdue au nom de l’égalité des sexes. Ce qui induit le deuxième point, qui semble plus exacerbé dans les pays anglo-saxons, à savoir que le moindre acte galant est envisagé comme une intrusion de la sphère intime. À ce rythme-là, dans dix ans, sourire à une dame sera considéré comme un viol… J’ai du mal à m’adapter. Je sais bien que, même à mon époque, toutes paroles ou tout geste aimable d’un monsieur envers une dame n’étaient pas exempts d’arrières pensées libidineuses, mais il n’était pas mal vu de mettre en exergue le sexe dit faible par des compliments et une politesse courtisane. La frontière est floue entre amabilité courtoise et franc libertinage, mais je trouvais cela si romantique… L’atterrissage au XXIe est rude.

Je garde pourtant ma façade, ce n’est pas la première déconvenue que je subis et c’était même devenu un art dans les salons parisiens que de déstabiliser autrui tout en finesse et subtilité. Les nouvelles règles de ce siècle s’imposent à nouveau quand une autre ravissante personne nous coupe soudainement.

- Vous parlez français ? S’il vous plaît, ne me dites pas que vous êtes juste un de ces frimeurs qui ont seulement appris quelques mots faciles…

Je sens une cristallisation certaine du côté de la jolie blonde en réaction au toupet de la brune. Finalement, cette situation ne me change guère des salons parisiens et de l’art délicat de ne vexer personne. La femme a cette supériorité à l’homme, celle d’être capable de placer une phrase entière parfaitement construite en une demi-seconde. Cela doit venir de l’organe respiratoire ou de leurs cordes vocales plus fines. Je ne compte plus le nombre de fois où dans un groupe à majorité féminine, je n’ai guère pu glisser trois mots d’affilés et en virant déterminant et autres articles pour grappiller du temps. Je ne cherche donc pas à m’incruster dans le flux de parole et attends sagement le blanc significatif me confirmant que c’est à mon tour.

- Votre cuisine est excellente, Monsieur… ? Je vois le nom de votre entreprise, mais le vôtre ne me semble pas affiché. Je suis Peach Samberg, poursuit la galante avec un regard qui dément le précédent.

Je réponds à ces belles demoiselles dans l’ordre d’arrivée et me retiens de justesse d’une remarque sur son teint de pêche qui s’accorde avec son prénom.

- Heureux que la bouchée vous plaise, Miss Samberg. Je me nomme Josh Rolland de Roncevaux, mais je réponds à "Josh". C’est plus concis et moins pompeux, répondis-je en inclinant la tête. Et je suis parisien avant d’être français, ajouté-je en français dans un mouvement du chef contraire au précédent pour répondre à la jolie brune.

Toujours regarder son interlocuteur, c’est une règle essentielle dans ce genre de situation. Le tout est de ne pas imiter un pigeon quand les conversations s’emballent. Autre manie purement féminine : compter. Ne pas donner plus à l'une qu'à l'autre, ou s'arranger que chacune pense avoir eu mieux que l'autre. Je regarde à nouveau Peach et lui tends un plateau avec des verrines avec une mousseline d’avocat sur un émietté de pain d’épice, le tout parsemé de fromage de chèvre.

- J’ai hésité à afficher les couleurs de mon pays et mon nom très typique, pour y renoncer avec l’idée de laisser les gens se fier à leurs papilles, plus qu’à l’idée qu'ils se font de la cuisine française. Il y a une audace dans ces verrines, le sucré-salé et le chèvre souvent peu apprécié du consommateur américain. Je me tourne vers la brune, mon plateau toujours en main. Et vous ? Qu’aimeriez-vous tenter ? Un sucré salé comme ici ? De l’acidulé par-là, avec un poulet citronné, ou de la douceur avec ces canapés avec une crème au paprika ?

Ma recette initiale est au safran, une épice devenue un doux souvenir avec la moutarde de Dijon. Pendant que les belles se décident sur la stratégie à adopter qu’elle soit relationnelle ou culinaire, je remplis deux gobelets en carton d’un vin rosé et deux autres d’eau plate, puis les dispose devant les deux beautés avec un carré de serviette en papier sombre. Je profite des bouches occupées à mâcher pour expliquer mes espoirs.

- Je suis arrivé à New York depuis quelques mois seulement. S’il existe en ville de très bons restaurants que je ne cherche pas à concurrencer. Toutefois, manger toujours dans le même établissement revient, sommes toutes, à tourner en rond d'un point de vue gustatif. La concurrence est saine et profitable dans ce domaine. Ce stand est la première occasion qui m’est offert de dévoiler ma palette de saveur, Française pour moitié et diversifiée pour le reste. Le vin est californien.

Mon regard oscille de l’une à l’autre, tout en prenant le temps du contact visuel et gestuel. Ne vexer personne, ne pas se faire damner, manger, ou je ne sais quelles autres atrocités qu’il peut exister depuis la brèche. Je suis là pour faire connaître mon travail, nouer des liens grâce à mes cartes de visite disséminées sur le stand et m’intégrer dans cette ville qui est devenue mon lieu de vie. Connaître du monde, me faire des amis, quoiqu'un événement politique ne soit pas le plus adapté pour cela.

- Je souhaiterais faire découvrir des saveurs nouvelles, éveiller la curiosité tout en analysant ce qui plaît moins. Il est des mets excellents, mais seulement appréciés par une petite catégorie de gens. Tout est une question d’affinité aux quatre saveurs de base : le salé, le sucré, l’acide et l’amer.

J’évite la faute de goût de l’apprenti cuisinier en leur demandant directement si elles ont aimé ce qu’elles ont goûté. Quand c’est réussi, les compliments viennent sans qu’on ait besoin de les forcer. Le silence est instructif d’un échec, forcer la parole conduit à un mensonge poli ou à une franchise gênante. Rien de constructif.

J’avais l’habitude d’être sur le terrain. C’était mes reportages préférés. Ceux où j’étais dans le feu de l’action, que je devais être alerte et prêt à tout revirements. Ceux où j’étais aux premières lignes pour les émotions, les réactions, les commentaires et les confidences. Être sur place permettait de mieux comprendre bien des choses sur les situations, les relations et les gens.

J’avais l’habitude de confronter. Quand je cherchais des réponses, quand je voulais faire avouer la vérité, je ne passais jamais par quatre chemins. Mes questions étaient directes, ce qui déstabilisait souvent les gens à qui je les posais. Et je ne lâchais généralement pas le morceau sans avoir eu les réponses que je cherchais.

J’avais l’habitude de provoquer. De par mon franc-parler et de par mon attitude, je cherchais la vérité à tout prix. Je ne me gênais pas pour aller un peu trop loin, faire des blagues qui n’en était pas vraiment, mettre les gens face à leurs contradictions, le tout en restant très désinvolte et naturel. Je n’hésitais pas à prendre les grands moyens s’il le fallait.

Donc, je savais ce que je faisais. J’étais en contrôle et j’étais sur mes gardes, guettant toute réaction pouvant dégénérer de la part de mon interlocutrice. Elle était restée longtemps à me regarder en silence, ce qui n’augurait rien de bon. Je l’avais regardé prendre le cupcake sur la table, puis elle m’avait surprise en me l’écrasant dans le visage. Quand j’avais réalisé, il était trop tard. J’étais donc resté silencieux, immobile et impassible puisque, de toute façon, il n’y avait plus rien à faire. Une fois le cupcake par terre, je levai les sourcils avec un petit sourire narquois.

« -Pensez à remercier Mme Thompson pour le cupcake. Bonne journée, M. Redfield. »

Je la regardai partir en soupirant un rire, hésitant à lui dire une dernière réplique mordante, puis je me ravisai. J’avais gagné. Elle avait agi comme une enfant qui savait qu’elle n’aurait pas le dessus et avait donc plutôt brisé le jouet de son ami juste pour essayer de prouver sa supériorité à tout prix. J’avais donc réellement emporter notre petite joute verbale, je n’avais pas besoin de lui rappeler en remuant le couteau dans la plaie. Avec son petit numéro de gamine, elle devait avoir l’impression d’avoir eu le dessus et devait être bien satisfaite d’elle. Je lui laisserais donc cette victoire imaginaire. Je ne lui lançai plus un regard.

Je pris des serviettes de table en papier qui étaient à portée de main pour m’essuyer le visage. Il m’en fallu plusieurs pour bien enlever toute trace de glaçage de mes cils et de mes sourcils. Une fois mon visage débarrassée de la colère puérile de Brooke, j’essayai de retirer la tache de sur ma chemise. Je réussi à faire partir la couleur, mais le gras resterait imprégné dans le tissu jusqu’au lavage à la machine. Je discutai pendant tout ce temps avec la dame du kiosque, en lui demandant avec quels ingrédients elle travaillait, depuis combien de temps elle était établie et autres questions du genre sur son entreprise. Je m’achetai finalement un cupcake et lui payai plus que le nécessaire pour le dérangement. Je la remerciai finalement, lui promis une mention si je faisais finalement un article sur l'événement et continuai mon chemin à travers les autres stands.

– Vous ne pouvez pas partir sans avoir goûté notre recette la plus populaire !
Une lueur presque terrifiante brille dans le regard du vendeur, et je sais que je ne suis pas au bout de mes peines. Il m’annonce la nouvelle recette, et ma curiosité gustative est de nouveau piquée. Du rhum ananas et caramel beurre salé ? Comment pourrais-je refuser une expérience si intrigante ? Je tends à nouveau mon shooter en me maudissant de m’être arrêté à ce stand si tôt. J’avais promis d’être sérieux. Mais, enfin, je suis toujours sérieux. Je suis toujours capable de m’en sortir sans rien sacrifier à mes envies. C’est une constante dans mon existence. Si j’échoue quelque chose, je peux considérer que je n’avais pas vraiment envie de réussir.

–Vous avez raison, celui-ci est vraiment incroyable !

Je complimente le distilleur d’alcool avec un sourire réjoui. Les mélanges sont de qualités. Homogènes en bouche, ils laissent à peine deviner la présence d’alcool. On serait presque tenté de s’en servir un verre entier. Mais je sais que la tête commencera à me tourner bientôt et, si je n’ai rien contre l’ivresse, je préfère contrôler sa montée. Je ne suis pas seulement un politicien, je reste une sorte d’animal sauvage au milieu des humains. Si j’abaisse quelques barrières morales forcées, il est possible que mon attitude ne corresponde plus du tout à l’image que je suis censé tenir.

L’intervention d’une jeune fille me permet heureusement de retrouver un rôle plus sérieux en me détournant du vil tentateur derrière son stand. Je reconnais l’étrange protégée de mon père. Elle me rappelle son prénom, Amy. Nous avions été présenté plutôt sommairement. Comme souvent, mon père est avare en explications, et je n’ai pas très bien saisi pourquoi il accordait des attentions particulières à cette jeune fille. J’ai supposé qu’il avait ses raisons, et estimé que ça ne m’intéressait pas plus que ça. Je serre donc la main qu’elle me tend.

– Bonjour Amy ! Vous…
Je dois dire que son décolleté extrêmement ouvert me laisse perplexe tant il serait plus adapté à une tenue de scène ou de gala. J’ignore si cette extravagance serait au goût de mon père mais, surtout, je me demande comment l’idée a pu lui sembler pertinente dans ce contexte. Elle n'est pas accompagnée, et aurait plutôt dû chercher à donner une image sérieuse pour valoriser son poste d'assistante. Sauf, bien entendu, si elle estime qu'une fille n'a besoin que de son corps pour obtenir des places avantageuses. C'est une possibilité. Je n'arrive pas à résister à l'envie d'en apprendre un peu plus. Les mots franchissent mes lèvres malgré moi :
– Vous avez fait un curieux choix de tenue pour un festival plein air. Y aurait-il quelque éminente personnalité à séduire aujourd’hui ?

J’avais toujours une attitude de drama-queen qui flirte, donc je ne portais plus tellement attention à l’impression que je faisais sur les autres. Je ne voulais pas particulièrement draguer le jeune homme, je voulais seulement faire sa connaissance. Je remarquai finalement la présence de l’autre femme quand celle-ci entra dans ma bulle. Nos corps ne se touchaient pas, mais elle était clairement plus proche que ce qui était normalement toléré en société. Je détaillai donc l’inconnue à mes côtés : grande, cheveux à faire rêver, élégante et qui sentait bon. Je ne la connaissais pas, mais j’avais envie de devenir son amie.

-Je suis Peach Samberg.

Ce nom m’était familier, je l’avais déjà entendu quelque part, mais je n’arrivais pas à le replacer dans mes souvenirs pour le moment.

-Heureux que la bouchée vous plaise, Miss Samberg. Je me nomme Josh Rolland de Roncevaux, mais je réponds à "Josh". C’est plus concis et moins pompeux. Et je suis parisien avant d’être français.

Je n’étais pas originaire de Paris, mais j’y avais séjourné un temps, bien avant la brèche, avec ma famille. J’avais aimé l’ambiance, la gastronomie et l’effervescence, mais je ne m’y étais pas attachée assez pour y rester. Je saluai d’un sourire sa réponse en français pour qu’il comprenne que j’appréciais sa conversation.

-Puisque nous sommes dans les présentations… Je suis Deborah Lackey et je suis ravie de faire votre connaissance à tous les deux.

Je pris le temps de regarder quelques secondes Josh, puis Peach, pour accentuer mes paroles. Je l’écoutai ensuite nous parler de son choix de ne pas trop afficher son origine. Ce Josh avait bien pensé sa stratégie d’affaires. Il était vrai que les américains étaient habitués à un autre genre de cuisine et que le petit peuple se laissait souvent influencer par leur première impression. Si les gens associaient la cuisine française à quelque chose de peu accessible et de prétentieux, ils n’allaient sûrement pas vouloir tenter l’expérience, valait mieux passer inaperçu ses racines.

-Et vous ? Qu’aimeriez-vous tenter ? Un sucré salé comme ici ? De l’acidulé par-là, avec un poulet citronné, ou de la douceur avec ces canapés avec une crème au paprika ?

Tout me semblait très appétissant, mais je choisis finalement un canapé avec la crème de paprika. Je l’écoutai nous parler d’avantage de sa vision et de ses projets tout en savourant sa création. Je ne le trouvais pas ennuyeux, mais je commençais à le trouver limite présomptueux. Je comprenais en même temps que c’était exactement le but de l’événement, alors je repoussais mes pensées négatives au fond de mon cerveau. Je goûtai aussi le vin qu’il nous offrait.

- Je souhaiterais faire découvrir des saveurs nouvelles, éveiller la curiosité tout en analysant ce qui plaît moins. Il est des mets excellents, mais seulement appréciés par une petite catégorie de gens. Tout est une question d’affinité aux quatre saveurs de base : le salé, le sucré, l’acide et l’amer.

-C’était excellent, merci. Très bel équilibre entre les saveurs, bravo. Je passerai certainement à votre restaurant, Josh!

Je mis en marche mon pouvoir de charme à faible intensité. Je pris une de ses cartes d’affaires et lui en glissai une du Velvet Dream sur la table. Je fis passer quelques mèches des cheveux de Peach rapidement entre mes doigts.

-Vos cheveux sont magnifiques!

Je passai mon bras sous le sien pour qu’on se retrouve bras-dessus-bras-dessous, puis je glissai une nouvelle carte du Velvet entre ses doigts.

-J’espère que vous viendrez tous les deux faire un tour dans mon établissement un jour. On pourrait peut-être faire un partenariat? Vous êtes dans quel domaine Peach?

J'apprécie l'attitude posée de Josh. Il a saisi ma pique, ou du moins il a compris qu'il doit reculer un peu. Beaucoup d'hommes ne savent ni nuancer ni doser. Quand on accueille toutes les femmes en flirtant parce que c'est la norme de les traiter comme des aventures possibles, on s'offre bien sûr plus de situations pour se valoriser, mais on perd des occasions potentiellement plus avantageuses. Si une personne vous parle de la mairie et d'affaires, il n'y a pas d'ouverture immédiate pour lui faire du charme. Toute déviation vers ce terrain doit se faire en douceur si on ne veut pas passer pour un désespéré en manque d'attention.

Je me radoucis et pardonne vite à Josh sa maladresse une fois m'a montré qu'il ne se comporterait pas en imbécile. Je ne refuse pas un peu de jeu quand la situation le permet. Le changement de sujet amené par l'arrivée de la pimbêche à lunettes de soleil m'en offre justement l'occasion.

Après de rapides présentations avec la fille – Deborah, qui me regarde à ce moment comme si elle n'avait jamais vu d'autre femme avant aujourd'hui, Josh nous offre de nouvelles bouchées en étalant sur sa cuisine des détails que j'oublie avant qu'il ait fini de les mentionner. Sa passion fait plaisir à voir, mais je me fiche de ses observations sur les goûts des Américains. Je reste souriante, hochant la tête à des moments-clés, même si je m'ennuie devant son petit cours sur la cuisine que je ne me souviens pas avoir encouragé.

-C’était excellent, merci. Très bel équilibre entre les saveurs, bravo. Je passerai certainement à votre restaurant, Josh!

-C'est en effet excellent, dis-je avec chaleur, mais avec plus de retenue que Deborah et sans promesse de visite.

-Vos cheveux sont magnifiques!

Je me raidis un peu à sa subite proximité physique. Je ne la repousse pas à la fois parce que je l'ai bien cherché en diminuant plus que nécessaire la distance entre nous et parce que je ne veux pas être celle qui recule.

-Merci beaucoup.

Mon sourire se place vite comme une barrière devant mon malaise. Je prends la carte, la lit rapidement et échappe un regard de biais vers Deborah. Le type d'entreprise qu'elle représente s'accorde parfaitement avec son attitude de charmeuse théâtrale.

-J’espère que vous viendrez tous les deux faire un tour dans mon établissement un jour. On pourrait peut-être faire un partenariat? Vous êtes dans quel domaine Peach?

À elle non plus, je ne suis pas d'humeur à faire des promesses professionnelles. J'ai toutefois toujours envie d'explorer mes options.

-Dans le domaine de l'amour! dis-je en battant des cils. Vous connaissez l'appli Arrow?

C'est plus poli de demander, même si mon appli de rencontres est la principale dans ce domaine. Qu'on l'utilise ou non, difficile d'avoir manqué les publicités ou de ne connaître personne qui l'ait essayée. J'évite d'en dire plus avant d'avoir observé les réactions de mes interlocuteurs.

Fête du parti Caerwyn

Le monde m’impressionne. Malgré le temps passé à New York City, je ne m’habitue pas réellement. M’adapter serait plus exact. Toujours est-il que la foule qui se rassemble et participe doit permettre de considérer l’événement comme un succès. Les visages familiers sont rares, pour ne pas dire que le seul à l’être me rappelle un oubli de ma part ; loin des yeux loin du cœur, même si en l’occurrence le joli (cœur) n’était pas tellement proche du mien. Loin des yeux loin des idées, c’est ainsi que Josh de Roncevaux s’est fait snober. A ma décharge, j’ai été très prise donc mon oubli est parfaitement justifié officiellement ; reste à l’exprimer diplomatiquement. Dieux merci, il est suffisamment occupé avec son stand pour que je puisse choisir mon approche. Un regard, une pause, un souvenir, puis je prends mon courage à deux mains et fuis à quatre pattes vers le Macsen Caerwyn que je visais.

Celui-ci s’arrange avec les rhums, à moins que ce ne soit l’inverse. La canne à sucre qui permet de fabriquer l’alcool a une longue histoire traversant le monde, la colonisation ayant permit de faire naitre celui-ci aux Amériques. Il n’est guère étonnant que New York City soit capable d’en produire ou d’en importer suffisamment pour innover dans le domaine. Je me demande si la Floride est redevenue une colonie, afin d’être exploitée pour ses ressources agricoles, mais c’est hors sujet. Sans me faire d’illusion sur l’inhumanité qui permet à une ville comme celle-ci d’assurer le confort de ses habitants malgré les temps actuels, je suis ici pour éclaircir les illusions faites sur la surhumanité. Ainsi que goûter un alcool qui m’est étranger, surement.

Monsieur Caerwyn Jr a de l’avance en la matière et j’ignore si la jovialité qu’il manifeste tend aux effets de l’alcool, à sa nature de faune ou à sa personnalité ; sans doute est-ce des trois. Dans tous les cas, il se recompose lorsqu’il me fait face et entreprend de répondre par la voix comme par les mains. La première partie de l’entreprise s’interrompt cependant face à une tenue que ni l’alcool ni la nature de faune ne doivent laisser indifférent. Quant à la personnalité, cela reste à juger. L’interrogation du regard me fait sourire, même si mes lèvres plissées ne laissent en rien voir mes dents. Le détournement de la tenue à connotation professionnelle fait son effet et je me fais remarquer par extravagance. Extravagance qui conduit à une interrogation formulée, un intérêt maitrisé et une direction de la curiosité qui m’assure un minimum de maîtrise sur la conversation.

« Vous avez fait un curieux choix de tenue pour un festival plein air. Y aurait-il quelque éminente personnalité à séduire aujourd’hui ? »

- Bien sur, réponds-je avec amusement. Un choix pour attirer la curiosité lors d’une occasion d’échanger. Cela marche, n’est-ce pas ? »

Mon sourire devient plus enfantin, l’amusement croissant à la rhétorique de la question.

« Vous avez l’air satisfait de la fête. Ou des rhums. L’un d’eux à conseiller pour une personne qui n’en a jamais goûté ? »

Je me tourne vers le stand d’alcool, même si je n’ai pas interrogé son vendeur. Je lui offre l’occasion de voir comment un client va lui faire de la publicité.

Cette fête était décidément plus calme que les événements que Loki avait organisés en tant que maire de la ville. C'était bien sûr une belle occasion pour les célébrités de venir se faire voir, mais il y en avait tellement. Chaque clan organisait des soirées, il n'y avait qu'à choisir. Beaucoup de dieux ne se mêlaient pas de politique, ou donnaient l'impression de rester à distance, et ils brillaient dans les autres milieux. Sans diriger, on pouvait se monter un petit culte en se spécialisant dans un domaine intéressant.

Les divinités qui s'étaient alliées à Loki au fil des ans s'étendaient dans toutes les sphères importantes en ville. Avec le temps, le dieu nordique s'était tissé une grande toile, visible que pour lui, qui lui permettait non seulement d'être au courant de tout ce qui n'était pas bien caché mais aussi d'avorter beaucoup de projets par l'intermédiaire de ses alliés, qui comptaient aussi des créatures et beaucoup de sorciers. Les gouvernements se succédaient, Loki s'immisçait partout.

Tuuri n'était que la pointe de l'iceberg. La politique attirait officiellement les alliés, mais toutes les promesses que son cercle étendu lui permettait de tenir attachaient à lui les gens qu'il choisissait. Il contrôlait aujourd'hui de cette façon une partie des médias de New York et des productions artistiques, sans compter les compagnies diversifiées dans lesquelles il avait des parts, les avocats prêts à sauver ou couler n'importe qui à sa moindre demande, les détectives infiltrés dans la police de la ville pour le tenir informé et brouiller les crimes qui le désavantageaient, et tous ceux qui n'attendaient qu'un signe de sa part pour agir. Quelques-uns d'entre eux suivaient Loki le dieu nordique, mais la plupart agissaient principalement comme faisant partie d'un clan soudé, et dans chaque petit clan, il y avait des gens liés à un autre groupe. En six ans, Loki avait mis à profit son esprit chaotique pour entremêler les intérêts de personnes différentes pour qu'elles deviennent interdépendantes et, surtout, dépendantes de lui et de ses contacts. Ainsi, chaque allié restait remplaçable, mais pouvait agir et obtenir des avantages.

Il devait ce changement d'orientation à Hel. Quand il avait feint sa propre mort, il comptait reprendre la mairie par des moyens détournés. Même en bâtissant son réseau, il avait tenu assez longtemps l'idée de fond de mettre sa fille au pouvoir, mais Hel était incontrôlable et peu intéressée par régner. Elle préférait exceller et dominer dans un milieu fermé, et elle n'était pas la seule. Loki n'avait eu qu'à trouver d'autres personnes puissantes à mettre de son côté pour contrôler les domaines piliers de la société de New York.

Loki admirait la quantité de gens favorisés par le gouvernement Caerwyn. Beaucoup d'alliés visibles. Mais étaient-ils puissants? Intelligents? Utiles? Le pouvoir du nombre et les bonnes intentions avaient bien sûr du charme. Il ne fallait pas sous-estimer ce type de stratégie. S'il n'avait pas aussi activement nui à Héra, elle aurait probablement obtenu beaucoup plus d'avantages par des techniques similaires.

Loki se déplaça jusqu'à un stand de rhum où il avait repéré deux autres sujets d'intérêt : un Caerwyn et un décolleté. Il avait toujours eu un faible pour les filles qui avaient besoin qu'on les voie et qu'on les entende. Il les consommait et les jetait; elles étaient faciles à remplacer et oublier.

Sans y être invité par l'hôte du stand, il but deux échantillons à la suite. L'anonymat ne nécessitait aucune politesse, non?

-Vous n'offrez rien à votre cavalière? demanda-t-il à Macsen en prenant un troisième échantillon pour le tendre à Amy.

Fête du parti Caerwyn.

- C’était excellent, merci. Très bel équilibre entre les saveurs, bravo. Je passerai certainement à votre restaurant, Josh!

Le compliment de Miss Lackey me touche et sa promesse de venir au restaurant que je suis en train de monter devient serment à mes yeux. Elle est très jolie, mais il se dégage de ses gestes une sensualité qui ne me laisse pas de marbre. Elle me glisse l’une de ses cartes professionnelles et m’invite à venir au Velvet Dream.

- Je n’y manquerai pas !

Un drôle de jeu commence sous mes yeux. Une proximité soudaine imposée à la jolie blonde loin des codes comportementaux des Américains. Les deux dames ayant oublié ma présence, je m’occupe de nouveaux venus qui n’osent pas se servir. Pendant que j’énonce la composition d’une verrine, mon oreille traîne du côté de ce qu’il se dit entre les deux beautés trop parfaites pour être réelles. Que sont-elles ? J’incline la tête en souriant en apprenant que Peach Samberg travaille dans le domaine de l’amour par le biais d’une application informatique. Je n’ai pas bien compris cet engouement pour ce type d’échange virtuel. La réalité doit en décevoir beaucoup. Son assurance me murmure qu’elle est confiante dans son affaire.

Je continue à animer mon stand et tente de mémoriser noms et visages. Ce n’est guère différent de ce que j’ai vécu dans les salons parisiens. Tout est question de savoir se montrer tout en se cachant, de dire sans trop en dévoiler, et partir à la pèche aux informations. Je regarde ces gens évoluer et rapidement je les distingue, fais la différence entre les moutons et les bergers. Leur démarche est différente, l’éclat de leur regard aussi. Je ne suis pas encore acteur de ce cirque, alors j’observe, écoute et me fais ma propre opinion.

J’imagine que Macsen va éviter mon stand. Deux semaines qu’il me sert de cobaye en tests culinaires. D’ailleurs n’est-ce pas lui que j’aperçois collé au stand des rhums ? J’ai une pensée malicieuse en imaginant les conséquences si, grisé par l’alcool, il en venait à user de son glamour.

Même si je fais l’imbécile, je n’ignore pas que je viens d’aborder une déesse, c’est sa présence qui m’a attiré avant ses cheveux blonds. Si une divinité que je ne connais pas est dans les parages, je me dois de faire sa connaissance. On ne sait jamais, elle pourrait constituer une nouvelle alliée, ou une future ennemie. J’aime récolter des informations sur les individus susceptibles de m’aider comme de me nuire.
Elle me dit s’appeler Thomasine Océane. Je ne connais personne de ce nom. Je lui reconnais cependant une influence démoniaque. Elle doit appartenir aux Enfers, ce qui est peu courant par ici. Les divinités infernales n’ont pas été éclipsées de la scène comme les autres, elles ont su se reconvertir, elles ont vu le monde changer et se sont adaptées. Elles ne sont généralement pas à la recherche d’une place dans ce que les dieux anciens ramenés à la vie voient comme un nouveau monde à conquérir.
Puisqu’elle prend naturellement l’initiative de me proposer de la suivre vers un stand de boissons, je suppose qu’elle a envie de me connaître davantage. Elle sait qui je suis. Mon intervention bourrue n’est pas de celles qui entraînent ce genre d’attitude en général. Une fille normale aurait plutôt cherché à me provoquer en me reprochant mon arrogance. Mais Thomasine sait que nous sommes au milieu d’une mascarade sociale et n’a pas de temps avec ça.

– Je ne vais pas que vous accompagner, je vais même y boire quelques verres pendant que vous me raconterez ce qui vous amène par ici !

Inutile de chercher les détours aussi. Nous pourrons très bien discuter d’affaires d’immortels entre les humains. Ce n’est qu’une question de savoir y mettre les formes !
En suivant la déesse, je finis par trouver Arès aux prises avec un petit homme fragile sur la face duquel elle écrase un cupcake avec application. Je décide donc que cet individu inconnu s’appellera « Monsieur Cupcake », c’est tout à fait approprié à l’être faible qu’il semble incarner, une version masculine de Laurel Jenkins. Je suis toujours impressionné par ces gens modernes qui ont la capacité d’énerver, sans avoir celle de frapper. J’éclate de rire et pointe la scène à Thomasine en lui prenant plus familièrement l’épaule :

– Magnifique, vous avez-vu ! Et il ne répond même pas ! – Je lève les yeux au ciel avant de conclure avec un sourire navré : – Voilà comment sont les gens aujourd’hui, ils se sentent dignes en tendant la joue. Allons rejoindre ma partenaire !

J’accélère le pas pour rattraper Arès qui avance vivement vers on ne sait quelle destination. Je ne lui en veux pas d’avoir perdu contenance. Son geste avait le calme des colères froides. Elle avait certainement ses raisons, et sa réaction est toujours plus intelligente qu’un coup de poing. Elle aura les rieurs de son côté, ce sera plus difficile de le lui reprocher puisque ce n’est pas un réel acte de violence. Je passe mon bras autour de son cou sans m’annoncer.

– Alors comme ça on m’abandonne aux griffes d’une harpie pour se faire tourmenter par de sombres individus ?! Qui était ce charmant Monsieur Cupcake ?