Gabrielle ajusta sa boucle d’oreille gauche, jeta un dernier coup d’œil à son reflet avant de quitter la pièce où elle avait passé l’après-midi à se préparer tranquillement. Les soirées et les bals avaient cet effet magique de la remplir d’excitation à chaque fois. Elle consacrait toujours sa journée entière à prendre soin d’elle-même : bain moussant, masque pour le visage, soin pour la peau etc. Gabrielle avait relevé délicatement ses cheveux dans un chignon las qui donnait l’impression de n’y avoir porter aucune attention, alors que le placement de chaque mèche avait été soigneusement calculé. Elle était toujours en sous-vêtement lorsqu’elle sortit de la salle de bain. Elle avait l’habitude de se pavaner sans trop de vêtement partout dans la maison, Matt y était très habitué. Elle avait accroché sa robe dans la salle à manger, où elle avait pu l’admirer en déjeunant, le matin-même.

La jeune femme enfila son impressionnante robe ivoire parsemée de fleurs et de feuilles or, tourna le dos à son amoureux qui savait bien que ce mouvement signifiait qu’il devait remonter la fermeture éclair qui s’arrêtait au bas de son dos. Seule une fine chaîne en or décorait son décolleté en V.

-Ce sera un très BEAU bal, grâce à ta présence.

Gabrielle tourna sa tête vers Matt et lui envoya un clin d’œil.

-Il faut dire que tu es loin d’être impartial.

-Ne doute jamais de la finesse de mon jugement.

Elle lui sourit. Matt n’était pas du type romantique, mais il disait et faisait les choses à sa façon et c’est probablement l’une des choses qui faisaient qu’elle l’aimait autant : il était très différent de tous les hommes qu’elle avait connus. La jeune femme s’empressa d’enfiler les souliers avec les talons les plus hauts qu’elle ait pu trouver, en cuire vernis ivoire. Elle passa ensuite ses bras autour du cou du démon et déposa ses lèvres décorées d’un rouge à lèvres rosé sur les siennes.

-Le bal aurait été beaucoup plus beau avec toi.

Elle quitta donc la maison où une limousine l’attendait, à l’extérieur et se rendit à l’Hôtel de la Pyramide, où le bal avait lieu. À son arrivée, elle s’extasia un moment devant la beauté de la décoration, agencée parfaitement avec sa robe, d’ailleurs. Elle repéra tout de suite Elisa, attrapa une flute de champagne au passage et se dirigea directement vers elle. En passant devant les tables de nourriture, elle se fit la réflexion qu’elle ne manquerait pas de dire à Matt tout ce qu’il avait manqué niveau gastronomique. Elle arriva près de son amie, tout sourire.

-Excellent choix de décoration, on croirait que tu connaissais l’allure de ma robe.

Le jeune femme tourna sur elle-même, en faisant un clin d’œil à Elisa.

-Tu es magnifique.

Le bal de Noël à l’hôtel Pyramide était typiquement le genre d’événement très cher auquel les dieux et politiciens aimaient se montrer. Les gens payaient plus pour se faire des contacts que pour s’y amuser : ce n’était jamais très amusant, je dirais même qu’il fallait essentiellement être une personne incapable de s’amuser seule pour attendre quelque chose de ce genre de divertissement. Les gens passaient souvent la soirée à se regarder en chien de faïence en espérant quelque chose d’incroyable, à la hauteur du prix qu’ils avaient mis, pour retenir au final que la partie la plus amusant de leur soirée reposait uniquement sur le temps qu’ils avaient passé à choisir leur tenue. Je n’en attendais rien, mais une certaine curiosité sociale mêlée d’ennui me poussait à m’y rendre. Et, après tout, quand on cherchait des âmes, n’importe quel événement social devenait intéressant, n’importe quelle personne avachie dans son coin prenait de la valeur.

Je ne doutais pas que la plupart des femmes présentes sortiraient leurs plus belles robes de princesse mais, même à l’époque où les tournures étaient à la mode, je n’ai jamais aimé les robes de princesses. Elles contraignent les mouvements et cachent les jambes, ce qui est toujours fort dommage, et donnent aux femmes minces un air de grande tige qui ne m’a jamais semblé très avantageux, sauf pour paraître impressionnant, mais je n’ai jamais aimé l’apparat. Une petite robe rouge bordeaux faisait l’affaire pour moi. J’ai pris la plus simple possible, mais de belle facture, avec dans l’idée de demander à une couturière de faire broder des flocons de neige avec des perles de cristal dessus, un caprice d’originalité. [Image par ici en imaginant donc des flocons pour les formes]

Comme prévu, je remarquai quelques déesses en arrivant. Héra, Vénus, … mais je n’avais rien à leur dire. J’avais encore moins à dire à Tiamat qui n’avait pas assez d’initiative personnelle pour ne pas se servir des âmes dans le cabinet des autres. Il n’était, sauf cas d’extrême ennui, pas question de se mettre en colère ce soir. Psyché était venue également, terrible de noirceur dans sa robe d’où semblaient cascader des fleurs sombres, mais ce n’était pas vers elle que j’avais envie d’aller pour l’instant, ce serait trop facile. J’attrapai une coupe de champagne et remarquai un individu plutôt coloré près du buffet, quelqu’un qui avait prêté attention au thème de Noël lui aussi, et moins à l’aspect « impressionnant » en apparence. En réalité, il avait tout pour attirer l’attention et les commentaires.

Je m’approchai doucement de lui. J’avais croisé Drake des années plus tôt, à une soirée similaire, et je l’avais trouvé divertissant. Nous avions établi un contact qui était malheureusement resté sans suite, ce qui m’avait un peu déçue mais, après tout, je ne lui avais rien laissé de plus qu’une carte de visite avant de lui fausser compagnie.

– Bonsoir monsieur l’informaticien, je lui lance ces mots avec un grand sourire et un regard mutin qui ne me quitte jamais, en lui signifiant bien que j’ai retenu les détails de notre lointaine et fugace conversation. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici. Mais si je ne vous connaissais pas, je suis sûre que votre tenue m’aurait forcée à vous parler. J’espère que vous vous souvenez de moi.

Comment pouvait-on s’imaginer un instant passer un moment d’amusement dans un bal « caritatif » ? Je préférais passer ma soirée à boire du vin seul chez moi en regardant ces vidéos débiles que font si bien les humains. Je n’étais déjà pas très emballé quand Arès avait mentionné l’idée. J’ai carrément fait la grimace quand j’ai su qu’il s’agissait en plus d’un événement organisé pour un refuge de femmes battues, l’un des nombreux combats sans intérêt très à la mode du moment. Tout ce qui impliquait de déresponsabiliser les gens et les considérer comme des enfants incapables de prendre de bonnes décisions seuls était à la mode. C’était beau sur le papier, les gens s’imaginaient défendre une jolie cause, et ne se rendaient pas compte un instant qu’ils étaient eux-mêmes considérés comme de faibles choses incapables de réfléchir, selon la logique de cette société. J’étais ennuyé. Cependant, ma présence dans ce genre de « fête » étant inattendue, il était intéressant d’y aller pour créer quelques dissonances cognitives dans l’esprit de ce charmant petit monde qui ne voyait jamais qu’en noir et blanc, selon ce qu’on leur désignait comme noir ou blanc. J’étais donc prêt à jouer les fervents défenseurs de la cause féminine ce soir !

Arès m’avait agressivement interdit de venir habillé en vert, sous prétexte que nous ressemblerions trop à un couple si nos couleurs étaient accordées. J’aurais plutôt dit que nous ressemblerions à des personnes très organisées de manière étrange et perturbante, ou des personnes qui s’étaient mal concertées avant de venir. Elle m’avait donc mis devant un choix très difficile : l’écouter pour ne pas ressembler à deux personnes trop organisées ou mal organisées, mais prendre le risque de passer à côté d’un acte mystérieusement signifiant pour elle, ou ne pas l’écouter et forcer à tous les niveaux une situation gênante ? Je n’étais pas aussi lourd qu’elle pensait le croire ou, en tout cas, je n’avais pas beaucoup plus envie qu’elle de recevoir des remarques de type « oh vous vous êtes habillés de la même couleur ? » toute la soirée. Je n’étais pas certain d’ailleurs que ce genre de malaise pouvait donner de bons points à notre relation. J’aimais taquiner Arès en privé, pas de manière publique. De toute manière, personne ne me dirait comment m’habiller et, en cette période de Noël, il me semblait surtout très important d’exprimer mon esprit festif. J’avais trouvé un tas de costumes à paillettes plus chers et hideux les uns que les autres mais j’avais été plutôt raisonnable en me contentant d’un simple costume noir à sequins. Je m’amusais à mettre des vêtements douteux en dehors des apparitions officielles et voir l’hésitation des gens qui ne savaient pas si j’avais de réels mauvais goûts avec une forte envie de me faire remarquer, ou si le principe de mettre une tenue louche m’amusait simplement. J’aimais bien passer pour un idiot qui ne comprend pas grand-chose aux codes et souffre d'un besoin de reconnaissance, c’est toujours utile de concentrer l’attention des gens sur de fausses faiblesses.

J’étais arrivé un peu en retard, puisque j’avais préféré vider une bouteille seul pour me donner du courage avant toute cette folie sociale bien-pensante et m’as-tu vu. Quelques personnes me sautèrent dessus à mon arrivée évidemment très remarquée, ce qui m’amena rapidement à m’entourer d’une foule de curieux qui, avides d’entendre mes bons mots, me suivirent jusqu’au buffet, car j’étais, pour ma part, avide de continuer à boire et goûter à tous leurs petits fours, seule chose réellement intéressante dans ce genre d’événements.

Je me souvenais avoir eu un échange plaisant assez naturellement avec Drake la seule fois où je lui avais adressé la parole, et c’était une motivation suffisante pour revenir lui parler. La plupart des humains faisaient preuve d’une originalité assez réduite dans leurs interactions et réagissaient aux mêmes stimuli. J’étais toujours ravie de rencontrer une personne qui me proposait un peu de diversité dans ma très longue vie pleine de répétitions.
Drake se contenta d’un « bonsoir », rien qui puisse indiquer qu’il se souvienne de moi. Je le pensais tout à fait capable d’être chaleureux avec une personne qu’il avait oubliée. Je crois cependant qu’il aurait manifesté plus de surprise ou de gêne avec la suite de mes propos, s’il n’arrivait réellement pas à me remettre. Je ne lui en aurais pas voulu. C’était vieux, au fond, tout ça, à l’échelle humaine.
Comme la dernière fois, la conversation ne devait pas être sérieuse. J’eus un sourire amusé à sa réponse. Il n’était pas certain que nous pourrons apprendre à nous connaître un jour, mais j’acceptais le divertissement, tout en buvant du champagne et goûtant aux petits fours.

– Vous avez raison, ce sont les autres qui ne le sont pas. C’est bien aimable à vous de nous offrir votre présence, mais je dois dire que je n’aime pas beaucoup partager les cadeaux que je trouve.

Nous sommes interrompu par un homme dont la tenue s’associe plutôt bien à celle de Drake, pour ce qui est de rappeler l’ambiance de Noël. Il se plante directement entre nous pour excuser le jeune homme de mon retard, me salue en m’appelant par mon prénom, lance un compliment de politesse et disparaît presque aussitôt. C’était… disons… efficace. Comme je tiens à jour les registres des dieux présents à New-York, je n’ignore pas qu’il s’agisse de Thot. Je n’aurais pas pensé qu’il s’intéresse cependant assez à moi pour connaître mon identité sur terre, encore moins qu’il se fiche de me le dissimuler. Devais-je en déduire que Drake en savait tout autant, puisqu’ils semblaient proches ? Je demande avec un sourire :

– Votre ami a l’habitude de gérer les soirées comme des réunions d’entreprise ? Je n’ai jamais eu l’honneur d’être présentée à lui, mais je constate qu’il a des sources d’information sûres. – Je fais glisser un regard en biais sur lui : – Lui auriez-vous parlé de moi ?

Il n’y a pas de menace sérieuse, mais j’aime donner l’impression qu’il pourrait y en avoir. Les réactions des gens sont toujours plus amusantes quand ils sont pris au dépourvu.

– Alors, combien de personnes espérez-vous séduire ce soir avec de telles tenues ?
J’improvisais des répliques au fur et à mesure de ma non-conversation avec deux jeunes femmes qui avaient décidé que j’étais digne de leur compagnie. Elles savaient surtout qui j’étais et espéraient réussir à s’attirer mes faveurs, cas de figure bien ennuyeux puisqu’il impliquait de décevoir l’une d’elle à la fin et de briser une grande amitié, ce que je ne me serais bien sûr pas permis ! Elles ne m’aidaient pas beaucoup en restant suspendues à mes lèvres après quelques gloussements et suite de mots qui ne faisaient jamais une phrase. J’avais l’habitude de gérer ce genre de personnes qui se contentaient d’être spectatrices à tout instant de leur vie et attendaient juste des directives. On pouvait leur dire n’importe quoi sans que ça porte à conséquence. C’était à la fois triste et fascinant. J’avais envie d’ajouter « En ce qui me concerne, je suis déjà conquis », mais quelque chose m’en empêchait, comme une prise de conscience soudaine. Je n’étais absolument pas conquis par l’une ou de ces écervelées qui pouvaient juste correspondre à un choix de fin de soirée pour ne pas rentrer seul. Donc, je me contentai de les écouter rire avec un sourire. Elles ne donnèrent aucune réponse, évidemment.

Je remarquai non loin Psyché, l’ex compagne de mon fils, qui avait l’air dans une discussion compliquée avec une autre jeune femme. Puisqu’elle n’était plus avec Cupidon, je n’avais pas de réel intérêt à les interrompre pour satisfaire une curiosité déplacée. Personne n’avait besoin de se faire ressasser ce qui relevait du passé amoureux. De toute manière, une voix m’interrompit rapidement, la douce voix de Brooke, déjà sur le qui-vive parce que j’étais entouré de deux demoiselles. Les événements publics étaient toujours étranges avec elle. Je ne l’intéressais pas, selon ses propos, mais je n’avais pas pour autant droit d’aller voir ailleurs. J’étais cependant plus amusé qu’ennuyé par cette attitude contradictoire.

– En vérité, j’étais sur le point de m’ennuyer, tu tombes très bien.

C’est étrange, j’évite en général de me montrer si dur envers les gens. J’essaye plutôt de maintenir une certaine ambiguïté pour ne jamais blesser réellement, et j’évite de parler avec un ton si cassant. Je n’ai soudain plus envie de tout ce cinéma. Je n’étais pourtant pas d’humeur déprimée en venant, au contraire. Et je ne suis en colère contre personne, rien qui pourrait en temps normal me faire sortir de mon comportement habituel.  Les filles restent figées. J’aimerais leur dire que je plaisante, mais je n’y arrive pas davantage. Quelque chose me bloque. Je soupçonne de plus en plus un sort ou un genre de drogue ? Va-t-il falloir que je renonce au vin ou aux réductions pour reprendre le contrôle ? Continuer à plaisanter sans boire, ou boire et prendre des risques social ? En même temps, je peux toujours accuser l’alcool. Être franc ? Pourquoi pas s’amuser de cette façon ce soir. Dire clairement les choses aux gens ne leur fait pas toujours du mal, j’en deviendrais presque plus bienveillant. A titre d’information, je conclus donc mon histoire avec les deux jeunes filles :

– Je crois ne pas avoir réussi à vous tirer plus de trois mots en une vingtaine de minutes, comprenez bien que vous trouver divertissantes est assez difficile.

Puis je me tourne complètement vers Arès et Thomasine qui la suit de près. Je retrouve un sourire.

– Bonjour Thomasine, serait-ce une impression où vous ne pouvez plus vous passer de nous ? Et Brooke, je suis vraiment très chagriné de voir que tu n’as pas tenu ta promesse de t’habiller en vert. Qu’aurions-nous fait si j’avais opté pour du rouge, tu sais comme j’aime le rouge !

J’arrive à nouveau à faire l’idiot, sans doute parce que je n’ai rien de trop dur à dissimuler à Arès.