Cupidon n’a pas été difficile à convaincre, même s’il m’a mollement avancé des arguments nuls. Je sais sur quels terrains il va reculer et comment attaquer pour qu’il abandonne vite. J’ai pris soin de lui faire voir tous les angles compliqués d’une gestion à deux de notre agence. Comme il est incapable de nuance ou de réflexion détaillée, il a pris peur et a choisi de tout me laisser. Je ne veux pas m’encombrer de sa présence, encore moins de ses avis. Je m’occupais déjà de tout. Enfin, de tout ce qui rapportait.
Notre divorce ne changera probablement rien financièrement pour l’agence. Les gens s’inscrivent rarement sur une appli de rencontres parce qu’ils croient y trouver le même amour que le couple qui a lancé la compagnie, peu importe ce qu’en pense mon futur ex-mari. Ils veulent baiser. Surtout les hommes. Notre rupture risque surtout d’attirer l’attention sur notre couple, puis sur nos affaires, puis directement sur l’appli. J’ai fait une déclaration la semaine dernière, dans une entrevue, comme quoi notre appli sert justement aux gens célibataires, nouvellement ou non. De toute manière, si de nouvelles applis en profitent pour nous voler trop de clients, je les ferai fermer. Un peu de piratage et de mauvaise pub feront l’affaire pour les couler, comme pour toutes celles que j’ai retirées du jeu ces dernières années. Sans Cupidon, je pense pouvoir augmenter encore davantage les profits, que ce soit par la visibilité de l’appli ou par tout ce que je magouille derrière et dont il n’a jamais été au courant.
J’entre dans le bureau avec mon avocate. Cupidon est déjà là, assis comme un premier de classe avec sa chemise bien repassée et son sourire forcé. Ça me rend triste. Je lui souris exagérément. Je les salue, son avocat et lui. Nous passons une éternité sur les termes du contrat. J’écoute à moitié. J’ai lu les documents, mes avocats ont lu les documents. Ça ne m’intéresse plus d’en parler. Je joue avec la couture du bas de ma robe, avec mes cheveux, avec mon stylo, encore avec mes cheveux. Les avocats font des blagues, je ris sans sourire vraiment. Je veux partir et ne plus sentir le regard de Cupidon sur toute ma personne.
Ai-je été heureuse avec lui? Je n’ai pas toujours été malheureuse, ou du moins pas autant, pas avec désespoir comme depuis notre passage par la brèche. Peut-être parce que je n’avais aucune autre option. Nos débuts ont été difficiles et ces dernières années ont achevé ma volonté, mais ce sont des siècles à devoir pencher la tête en portant les responsabilités les moins gratifiantes qui ont eu le plus de poids dans ma décision. Des siècles à fermer les yeux, j’en acceptais la faute et j’en avais payé le prix en étouffant durant toutes ces années. J’avais cru que l’amour excusait tout, que l’attachement à une personne ne pouvait s’effriter que quand on arrêtait de l’entretenir et que toutes les difficultés pouvaient être surmontées avec le temps. Mais certaines choses meurent et il ne faut pas les retenir.
Vient enfin le temps de signer. Je me précipite sur les papiers. J’avais choisi mon nom de famille, Samberg, un peu au hasard en passant la brèche, parce qu’il fallait un passé à mon identité de femme mariée. Mon prénom était un peu une blague. Qui donne un fruit pour prénom à son enfant? C'était le sérieux avec lequel je prenais mon existence, il y a treize ans. Je me tape encore aujourd'hui les jeux de mots des hommes d'affaires qui s'amusent toujours à ne pas me prendre au sérieux.
Je glisse rapidement les papiers de l’autre côté de la table. Cupidon les fixe pendant aussi longtemps que notre mariage. Je retiens un soupir de soulagement quand il pose enfin le stylo sur sa ligne. Une seule discussion de plus avec lui me serait intolérable.
Nos avocats finissent de trier et séparer les documents. Je salue poliment Cupidon et les avocats et je pars. C’est terminé. Je devrais me sentir soulagée, heureuse. Ou alors l’inverse? Je ne ressens rien. La fin de notre union est arrivée beaucoup trop tard, il ne me reste peut-être plus rien à vivre à ce sujet.
Je retire mon veston rouge, agencé aux délicates roses de ma robe noire, en sors mon téléphone et pose le vêtement sur mon bras. J’écris à une amie d’un club littéraire que je la rejoindrai bientôt au cocktail de lancement du livre de son épouse. Elle m’appelle. Je regarde le téléphone sonner trois fois. Je réponds en feignant la bonne humeur, comme si je ne souhaitais pas tuer chaque personne qui téléphone quand je lui écris un message. Elle me demande de passer chercher plus de vin chez un ami à elle. Je blague sur ma première rencontre avec un homme en tant que célibataire. Elle est mal à l’aise, elle se force à rire. Ça me fait du bien, je ris. Je lui promets d’arriver vite et je raccroche.
Je monte dans un taxi. J’envoie quelques messages en chemin. Les prochaines semaines seront riches en rendez-vous pour réorganiser l’agence et faire oublier Cupidon. Je compte cependant sur la bonne volonté de chacun pour me préférer.