-Ouais, je suis certain que tu ne connais pas la réponse, dit-il en appuyant bien sur ''certain'' pour en faire ressortir le sarcasme.

Jim n'était plus le tuteur de Frederik depuis bien longtemps, mais il continuait à l'aider à se préparer aux examens et il repassait ses travaux universitaires avec lui. Frederik avait de bonnes idées et une compréhension intéressante, mais même avec son amélioration des dernières années, il peinait à se soumettre à la structure du système scolaire. Pour Jim, c'était pourtant d'une grande simplicité, et il profitait de cette structure pour avancer et se valoriser.

Frederik se fichait de lui depuis cinq bonnes minutes, en prenant de petites pauses où il feignait de reprendre son sérieux. Il en avait clairement marre d'étudier et avait besoin d'une pause. Après deux heures de travail, il le méritait. Et Jim avait aussi envie de distractions. Il aidait Frederik par amitié, mais il n'entretenait pas de passion pour l'enseignement.

-Je ne sais pas si tu le mérites vraiment, mais on pourrait sortir pour aller chercher un café.

Frederik n'avait pas besoin de sa permission pour arrêter une séance d'études, il le laissait simplement mener l'activité en le sachant plus doué que lui pour diriger et organiser. Ils avaient naturellement développé des ententes tacites de ce type durant la dernière année, mêmes s'ils éprouvaient encore de profondes difficultés à communiquer. Depuis les confidences de Frederik à propos de la violence dans sa famille, ils étaient peu revenus sur le sujet en personne, mais avaient un peu échangé par textos. Jim avait consulté plusieurs ressources et avait trié les meilleures stratégies pour essayer de soutenir son ami. Mais il n'y avait pas de solution immédiate. M. Holmes n'allait pas changer. Partir seul ne libérerait pas Frederik, et sa mère ne le suivrait probablement pas. Et même à l'abri de M. Holmes, il leur resterait toujours les traumatismes. Jim se sentait impuissant, mais il se montrait attentif. Il faisait de son mieux.

En chemin vers le café, ils passèrent devant un bar assez animé. Un groupe y jouait, mais il n'y avait pas foule. Ils ralentirent pour écouter un peu et Frederik proposa d'entrer voir. Quatre bières chacun plus tard, le projet café et les plans de reprendre l'étude étaient morts. Les deux jeunes hommes s'étaient installés à une table et discutaient. L'endroit s'était un peu plus rempli, le groupe avait continué à jouer des morceaux agréables.

Jim n'avait pas trop porté attention aux autres gens dans le bar, et il fut très surpris en rencontrant un regard connu. Depuis combien de temps Taylor le fixait-il à l'autre bout du bar? Il rompit le contact visuel le plus rapidement possible, en gardant le jeune homme dans son champ de vision. Kelly semblait le regarder aussi, en disant quelque chose à l'oreille de Taylor.

Jim reporta son attention sur Frederik qui semblait attendre une réponse de lui, mais il ne l'écoutait plus  depuis qu'il avait vu Taylor.

-Je suis un peu fatigué par le bruit. Ça te va si on rentre? demanda-t-il en posant un regard navré sur leurs bières à peine entamées.

Tout, de son ton à son expression faciale, sonnait faux. Une minute plus tôt, ils s'amusaient et échangeaient des blagues débiles. Impossible qu'il soit subitement fatigué. Frederik ne le croirait pas, mais peut-être aurait-il la délicatesse de reporter ses doutes et questions à plus tard.

Jim allait se lever, mais on vint tirer une chaise pour s'installer à leur table, et l'horreur le figea.

-Jimmy! lança Taylor sur un ton mielleux.

Pourquoi tout le monde tenait-il à lui donner des surnoms? Parfois Jim envisageait de commencer à utiliser son deuxième prénom, Viktorio. Il était plutôt laid, mais suggérait des surnoms moins nuls. Vik? Rio? C'était mieux que Jimmy ou Jimbo, non?

-Je ne me souviens pas t'avoir invité à t'asseoir avec nous, dit-il sur un ton las.

Il devait gagner du temps et trouver une porte de sortie. Rien ne lui plaisait moins que mélanger Frederik à la parenthèse que représentait Taylor dans sa vie. Il avait contourné leur relation dans ses confidences à son ami, par gêne et par confusion quant aux explications à lui fournir, mais aussi parce que parler de ce qu'ils avaient partagé aurait nui à son beau travail de déni. Il avait prévu enterrer Taylor dans ses souvenirs peu à peu, jusqu'à ne plus jamais y penser. Effacer Taylor était facile quand il restait sagement à sa place. Avec les mois, il était devenu une simple erreur à laquelle il choisissait de ne pas accorder d'importance. Pourquoi venait-il l'ennuyer aujourd'hui? N'avait-il pas réussi à se convaincre lui-même avec ses grands numéros d'adieu?

-Oh allez, je t'ai connu beaucoup plus chaleureux.

Jim glissa un regard rapide à Frederik. Le sous-entendu ne pouvait pas lui avoir échappé.

-Bon, puisque tu ne me présentes pas à ton nouveau petit ami… Je suis Taylor, son ex. Enchanté! adressa-t-il à Frederik avec un sourire agressif.

Le système scolaire n’était pas adapté pour les gens avec des troubles d’apprentissages et des troubles d’attention. De l’école élémentaire à l’université, on demandait aux élèves les mêmes choses, et ce, depuis des centaines d’années. Les classes et les cours étaient tous faits de la même façon, le nombre d’élèves augmentaient simplement à mesure qu’on avançait dans le système. Frederik avait de la difficulté à écouter en classe, ce qui compliquait sa prise de notes et sa compréhension de certains cours. Il avait également de la difficulté à se mettre en action afin d’effectuer ses travaux et ses lectures. Certains professeurs avait remarqué ses difficultés et lui avaient permis certains privilèges, comme des extensions de remises de travaux et de temps d’examen. Mais comme ses parents ne voulaient pas que ça se sache, Fred n’avait pas tous les autres ajustements académiques pour les gens dans sa situation. Il avait réussi à passer au travers grâce à sa détermination et à l’aide de Jim depuis quelques années. Son ami lui avait donné plusieurs outils et techniques afin de lui faciliter la vie malgré ses problèmes. Fred devait faire le triple des efforts que les autres élèves de sa classe pour obtenir la note de passage. Ça lui donnait parfois l’impression qu’il mourrait à petit feu. Il s’accrochait cependant à l’idée que ce n’était que temporaire pour avancer malgré tout.

Frederik ne se fit donc pas prier pour prendre une pause. Il en avait marre depuis qu’ils avaient commencés, était resté sérieux le plus longtemps qu’il l’avait pu et il ne lui restait que deux poussières de concentration. Il appréciait donc vraiment que son ami soit aussi accommodant. En chemin vers le café, c’était comme si Fred avait été ramené à la vie. Il avait une énergie nouvelle et parlait de tout et de rien. Quand il entendit un groupe jouer dans un bar un air connu, il eut envie d’entrer pour entendre la suite. Il le proposa et Jim accepta et ils s’installèrent pour écouter. Le groupe était vraiment bon. Ils faisaient surtout des reprises de chansons connues, mais inséraient leurs compositions originales à travers le reste. Et c’était très réussi dans les deux cas. Les deux amis restèrent plus longtemps que prévu. Une-seule-bière-promis se multiplia et leurs projets changèrent sans même qu’ils s’en parlent. Frederik questionna Jim à savoir s’il connaissait la signification de la chanson Hotel California que le groupe avait commencé à jouer. La réponse fut longue à avoir, car Jim semblait distrait et Fred fut surpris de ce qui sortit de la bouche de son compagnon :

-Je suis un peu fatigué par le bruit. Ça te va si on rentre?

Fred trouva le ton et le visage de Jim étranges. Il essayait de comprendre ce qui le dérangeait aussi soudainement. Est-ce que cette chanson avait une signification qu’il ne connaissait pas? .tait-elle offensante pour quelques raisons que ce soit? Ou est-ce que c’était autre chose? Jim était visiblement dérangé par quelque chose. Fred regarda leurs bières quasiment pleines et allait accepter quand même de partir quand quelqu’un vint se tirer une chaise pour s’asseoir à leur table. Instinctivement, Fred décala sa chaise pour être physiquement de face au nouveau venu, pour ainsi bien voir son visage et son corps dans un but purement défensif, ce qui le rapprochait également vraiment de Jim.

-Jimmy!

Fred leva les sourcils quelques secondes. Ce n’était pas un inconnu qui voulait les embêter ou juste faire l’intéressant. C’était quelqu’un qui Jim connaissait. La menace semblait moins grande, mais Fred restait sur ses gardes.

-Je ne me souviens pas t'avoir invité à t'asseoir avec nous.

Le ton de Jim lui donna raison d’être resté méfiant. C’était quelqu’un qui Jim connaissait, mais qu’il ne souhaitait pas côtoyer. Fred prit une gorgée de bière, en attendant d’avoir un peu plus d’informations sur l’ennemi.

-Oh allez, je t'ai connu beaucoup plus chaleureux.

Fred compris facilement le sous-entendu, mais ne réagit pas. Il ne connaissait pas cette personne, son meilleur ami ne voulait pas qu’il l’embête, alors Frederik jouait la carte de l’indifférence. Il ne lui ferait pas le plaisir de réagir, puisque c’était sûrement exactement ce qu’il souhaitait, vu son attitude générale.

-Bon, puisque tu ne me présentes pas à ton nouveau petit ami… Je suis Taylor, son ex. Enchanté!

Fred compris encore plus facilement que le sous-entendu de qui il s’agissait. Il avait cru depuis tout ce temps que Taylor était une fille, vu la nature de la relation que Jim avait eu, mais il s’était trompé. Il n’avait pas le temps dans l’immédiat d’être fâché contre Jim pour ses mensonges. Pour l’instant, ce qu’il devait faire était d’embêter Taylor, qui croyait qu’il pouvait revenir comme un taureau pour faire chier Jim.  Parce que c’était tout ce qu’il était venu faire : piquer Jim en le mettant au pied du mur, en espèrant être dérangeant pour venir mettre la merde et chercher une réaction négative. *Not on my watch...* Il déposa sa bière, tendit sa main à Taylor – qui la serra mollement – étira son bras derrière Jim pour aller le mettre sur le dossier de sa chaise, posa son autre main sur la main de Jim, la caressa subtilement et rapidement, puis la laissa simplement là où il l’avait posée. Il fit finalement une moue désinvolte avant de dire :

-Je suis Frederik. Enchanté aussi. J’ai vaguement entendu parler de toi avant…

Il avait appuyé sur le mot vaguement, pour que Taylor comprenne le peu d’importance qu’il avait que Fred sous-entendait. Le jeune vampire pressa sa main sur celle de Jim quelques secondes en offrant à Taylor son sourire le plus candide.

Frederik s'efforçait toujours de se montrer agréable. Jim avait remarqué cette attitude depuis longtemps, malgré les épisodes d'impulsivité et de mauvaise humeur de son ami. Frederik évitait subtilement la confrontation, n'attirait pas l'attention et faisait toujours des concessions le premier. Quand Taylor envahit leur table, il ne fut cependant pas accueilli par l'habituelle attitude posée du jeune homme. Frederik sembla prendre quelques centimètres en se redressant sur sa chaise, presque menaçant. Il avait visiblement identifié Taylor comme un ennemi et lui renvoyait qu'il ne comptait pas le laisser s'imposer et dominer la situation. Jim ne l'avait jamais vu se comporter de cette manière, mais il ne l'avait aussi jamais observé réagir à une personne provocatrice.

Le vampire affichait une indifférence trop lisse pour être naturelle du point de vue de Jim qui le connaissait bien. Il avait simplement changé son angle défensif contre Taylor qui, justement, sentait le besoin d'attaquer en laissant tomber la subtilité. Il se présenta comme son ex, un titre qu'il ne pouvait revendiquer que dans ses rêves. Vu ce que Frederik savait déjà de ses mésaventures avec Taylor et le reste de la bande, les bonnes conclusions ne pouvaient que lui venir immédiatement après cette réplique. Il était en parfaite position pour faire regretter à Jim ses mensonges, mais il tendit plutôt la main vers l'autre jeune homme pour répondre à ses salutations comme si tout était normal. Son impressionnante loyauté ne calma pas entièrement Jim. Rien ne le gardait à l'abri d'une tempête future.

Jim se raidit, ce qui était un exploit pour quelqu'un d'un naturel déjà si tendu, quand Frederik passa un bras autour de ses épaules et mit une main sur la sienne.

-Je suis Frederik. Enchanté aussi. J’ai vaguement entendu parler de toi avant…

Frederik avait saisi la perche de Taylor et l'avait durement empalé avec. L'autre jeune homme en perdit son sourire quelques secondes. Sa tentative de mettre le bordel se retournait contre lui. Allait-il sagement battre en retraite? Il reporta son attention sur Jim et une étincelle se ralluma dans son regard. Il percevait le malaise et s'en délectait. Jim s'efforça de chasser toute tension de son visage et, sans se dégager de l'étreinte de Frederik mais sans lui accorder un regard, il se hâta de prendre la parole avant que Taylor essaie de nouveau de le couler :

-C'est franchement épuisant que tu me lâches pas avec tes fantasmes de couple.

Il n'avait jamais été question d'être ensemble. Ils avaient commencé à se fréquenter de manière floue, lors de soirées très arrosées. Plus tard, ils s'étaient vus pas mal seuls tous les deux, mais Jim n'y avait rien vu de romantique. Il n'avait surtout fait aucune promesse à Taylor, rien pour justifier son attitude quand il l'avait repoussé quelques mois plus tôt ni son comportement de ce soir. Jim avait d'ailleurs clairement exprimé à son groupe d'amis qu'il ne comptait pas se mettre en couple à l'université. Pourtant, tous étaient d'avis qu'il avait profité de Taylor et l'avaient affirmé d'une voix tellement uniforme que Jim avait douté. Doutait encore. Taylor avait montré assez de colère et d'agressivité pour qu'il croie à sa souffrance. Mais en était-il responsable?

Frederik avait adopté une stratégie audacieuse que Jim n'avait pas le choix de suivre, en majeure partie parce qu'il ne voyait pas de meilleur moyen de remettre Taylor à sa place. Il avait presque accepté le rôle de la mauvaise personne dans leur histoire, mais il le rejetait vivement maintenant que Taylor essayait de lui nuire directement. Lui tenir cette image de couple heureux avec un autre était immature, et Jim n'aurait probablement pas joué le jeu sans les quelques bières. Il se serait contenté de sèchement repousser Taylor ou de partir du bar avec Frederik. Mais tenir tête à Taylor sur son propre terrain de coups bas se révélait assez satisfaisant.

-Des fantasmes, Jimmy? Ça me semblait pourtant bien réel, toutes les fois où on a couché ensemble.

Beaucoup de colère. Taylor rappelait sa supposée importance passée. Était-ce pour se valoriser tout seul? Était-ce pour forcer Jim à avouer des sentiments qui n'existaient pas? Essayait-il plutôt de rendre Frederik jaloux en tant que petit ami? La tentative était triste. Jim se sentit presque mal d'avoir aussi cruellement frappé mais, comme Taylor continuait à attaquer, il ne s'en voulait pas tellement. Il en avait marre d'encaisser au nom d'une culpabilité qu'il n'était pas certain de devoir s'attribuer. Néanmoins, il préférait éviter de frapper sur quelqu'un qui avait déjà perdu.

-Taylor, ça suffit. Je n'ai pas envie de me disputer avec toi. Retourne avec Kelly et laisse-moi profiter de ma soirée avec mon copain.

Il n'avait pas pu s'empêcher une dernière pique.

Jim avait en commun avec Frederik d'éviter les conflits. Moins impulsif que son ami, il répliquait aussi beaucoup plus rarement. Les disputes n'en valaient souvent pas la peine. Laisser les gens penser qu'ils avaient raison lui offrait une paix immédiate. Il fallait donc que s'enliser dans une discussion désagréable et difficilement contrôlable lui permette un résultat encore plus attirant qu'être laissé tranquille. C'était rarement le cas.

Quand Taylor lui avait fait sa crise, Jim avait pris le temps de lui expliquer en quoi il avait tort d'attendre une relation avec lui, par respect. Devant les larmes et les accusations, même si ce type de conversation le faisait paniquer, il s'était efforcé de calmement reprendre ce qu'il lui avait déjà dit. Mais Taylor avait déjà décidé de se présenter en grande victime d'une injustice, et il ne lui avait pas laissé le droit de prendre un rôle qui nuirait au ton dramatique qu'il voulait donner à leur histoire. Jim n'était pas préparé à ce type de tempête. Et encore moins à devoir accuser les coups d'une deuxième attaque.

Heureusement, il n'était pas seul au front. La stratégie de Frederik était risquée, mais il la jouait assez bien pour que Taylor y croie. Frederik n'exagérait pas la proximité physique, tout en la rendant équivoque d'une relation plus qu'amicale. Jim n'était pas aussi bon acteur. Même avec quelques verres, il restait tendu sous le contact inhabituel de son ami, lequel devait le sentir. S'il en faisait plus, Jim risquait de trahir son malaise.

-Ah bon... je ne savais pas que deux personnes qui couchent ensemble, même si c’est fréquent, c’était automatiquement un couple… Je croyais qu’il devait y avoir une discussion, un échange quelconque entre les deux personnes pour officialiser le tout, mais bon… il faut croire que quelques baises suffisent maintenant…

Jim eut un petit sourire moqueur et un regard de biais pour Frederik. Il y allait assez fort avec l'attitude hautaine volontaire. Il s'était amélioré depuis ses réactions impatientes et stupides d'adolescent. Jim réalisa qu'il y avait très longtemps qu'ils ne s'étaient pas ennuyés par exprès l'un l'autre, comme ils le faisaient quand leurs parents les forçaient à se côtoyer par souci de consolider des liens entre leurs familles. Ils continuaient à s'insulter et se tester, mais avec humour plutôt qu'avec agressivité.

À la réplique de Jim pour chasser Taylor, Frederik déposa sa tête contre la sienne. L'inconfort de Jim augmenta, mais pas autant que lorsqu'il mit la main sur sa cuisse. Jim eut pour la première fois un regard pour les gens autour d'eux – personne qu'il ne connaissait, et seule Kelly les observait. En croisant le regard de Taylor, Jim y devina une certaine satisfaction. Il avait capté son malaise et s'en régalait.

-Je vais vous laisser à vos subtiles marques d’affection qui ne voudront plus rien dire dans deux semaines.

En quelques mots, Taylor refaisait la boucle complète et se donnait raison. Il sous-entendait ce qu'il lui avait dit lors de leur dispute initiale : Jim avait un problème avec son orientation et profitait des bons sentiments d'autres garçons avant de les jeter par incapacité à s'accepter tel qu'il était. Toute la mise en scène avec Frederik le rassurait finalement parce qu'elle lui permettait de se dire que l'histoire se répétait simplement avec un autre. Il pouvait partir convaincu d'avoir gagné, depuis le début. Avec un sourire triomphant, Taylor se leva de leur table.

Contrairement à quelques mois plus tôt, Jim refusait maintenant de laisser Taylor gagner. Il l'avait sali auprès de leur ancien groupe d'amis et il venait ce soir de lui nuire directement avec Frederik. Il n'était donc pas question de chercher la tranquillité : la paix était déjà troublée. Il avait accepté de prendre le blâme et n'y avait rien gagné. Jim avait désormais envie de réellement blesser Taylor pour lui faire payer sa mauvaise foi, son obstination et son manque de respect.

-Arrête de te projeter, Taylor, dit-il avant que l'autre jeune homme ait eu le temps de s'éloigner.

Il planta un regard dur mais brûlant de malice dans celui de Taylor et continua lentement en appuyant bien sur les mots :

-Frederik n'est pas toi. Et je n'ai pas honte de lui.

Jim ne montra aucune hésitation en se tournant pour embrasser Frederik parce qu'il avait pris sa décision bien avant d'amorcer le mouvement, dès qu'il s'était résolu à démolir Taylor. Comme Frederik avait joué le jeu jusqu'à présent, Jim ne s'inquiéta pas du risque d'être repoussé. Passant une main sur sa nuque pour l'attirer vers lui et l'autre, plus douce, sur sa poitrine, il prit soin de ne pas sembler gêné par le baiser, tout en ne le rendant pas vulgaire. Malgré son attitude confiante, il ne voulait pas attirer l'attention. Quand il regarda de nouveau dans sa direction, Taylor s'éloignait d'un pas vif, déjà à une bonne distance de leur table.

-Ça te va si on part bientôt? demanda-t-il à Frederik, les yeux baissés sur son verre.

Frederik ressentait toute une panoplie d’émotions en même temps. Il était confus, déçu, fâché, insulté et à la fois satisfait, supérieur et astucieux. Il se sentait également plus complice que jamais avec Jim. Ils avaient souvent des discussions et des moments de bêtises pures, mais ils ne s’étaient probablement jamais autant entendu sans s’expliquer. Frederik avait remarqué quelques tensions de la part de son ami, mais il avait aussi pu voir que Jim embarquait dans son plan et le complémentait à la perfection, ce qui lui faisait vraiment plaisir. Embêter Taylor en tant qu’équipe faisait vraiment comme s’ils étaient en train d’affronter un troll dans les toilettes de Poudlard ensemble. Mais il y avait quand même une petite voix qui venait gâcher son plaisir et qui lui rappelait que Jim avait menti. Mais tant que Taylor était à portée, il s’était promis de ne pas l’écouter.

Taylor avait tenté une dernière offensive, en essayant de sous-entendre que la ‘’relation’’ qu’ils avaient ne serait que de courte durée, comme s’il croyait que c’était tout ce que Jim pouvait donner aux autres, mais Fred n’avait eu pour réponse qu’un petit rire bref. C’était la preuve que Taylor perdait, s’il se retranchait dans des insultes du genre. Ils n’étaient plus des enfants du primaire, un celui-qui-le-dit-celui-qui-l’est ne ferait pas son chemin, ni une attitude à la Malefoy d’aller le dire à son père. Taylor n’avait sûrement pas l’habitude de perdre ses joutes de pseudo-supériorité et il commençait à perdre ses moyens. La retraite était sa seule option devant sa défaite et il avait commencé à se lever pour s’en aller quand Jim avait pris la parole à nouveau :

-Arrête de te projeter, Taylor, Frederik n'est pas toi. Et je n'ai pas honte de lui.

Et le monde de Fred s’était un peu écroulé ensuite, quand Jim s’était tourné vers lui et l’avait doucement approché de lui pour l’embrasser. Frederik s’était laissé allé tout doucement dans ce rapprochement et ne l’avait pas repoussé, principalement parce qu’il savait que Taylor était encore proche. Il se doutait que Jim ne souhaitait pas se donner en spectacle, ainsi, Fred resta relativement calme dans le baiser. Ils étaient après tout en plein bar, ils n’était pas là pour se donner en spectacle. Le but étant de blesser et de choquer Taylor, pas de devenir viral. Frederik n’eut pas vraiment conscience de combien de temps le baiser dura, il essayait principalement de justement rester calme et bien élevé durant le baiser, malgré une chaleur grandissante dans son ventre.

Frederik ne s’était pas imaginé en couple avec Jim et ne fantasmait pas sur lui, cependant, il ne pouvait pas nier la beauté de son ami, ainsi qu’une certaine attirance qu’il avait pour lui. Il ne l’avait pas embrassé comme un malotru sur un banc de piano il y avait plusieurs années parce qu’il le trouvait laid et repoussant. Seulement, Frederik avait rangé cet aspect dans un petit tiroir bien fermé et bien loin dans son esprit, pour ne pas que leur relation complètement amicale n’en soit affectée. Il avait vu que ce n’était pas possible entre eux et il respectait ça. Il ne voulait pas que ça soit bizarre, il ne voulait pas être insistant ou passer pour le prédateur sexuel qui attendait juste en fait que sa victime ‘’change d’idée’’ après des années de pressions subtiles et de harcèlement psychologique. Un couple qui se crée d’une longue amitié où l’un des deux rappelle constamment à l’autre qu’il respecte son rythme, qu’il est prêt à l’attendre et qu’ils seraient tellement bien ensemble, puisqu’ils sont si complices et complémentaires, était-ce vraiment sain et honnête? Était-ce vraiment un  modèle de vie à suivre? Frederik trouvait que c’était plutôt un comportement de domination et ne cherchait donc pas à l’appliquer dans sa vie. Par contre, le fait que Jim l’embrasse avait quand même fait remonter certaines pensées et fait augmenter son rythme cardiaque. À la fin du baiser, Taylor était déjà loin. Frederik avait encore le cœur qui battait à tout rompre et avait pris une gorgée de bière pour retrouver une certaine contenance. Il avait écouté les battements cardiaques de son ami, mais il n’avait pas vraiment remarqué s’il battait plus rapidement, étant donné que le coeur de Jim battait rapidement depuis le début de leur échange avec Taylor.  De toute façon, qu’est-ce que ça prouverait? Frederik s’était râclé la gorge en se replaçant sur sa chaise. Il avait laissé son bras sur le dossier de la chaise de Jim, pour que si Taylor les regardait à nouveau, tout ait l’air normal.

-Ça te va si on part bientôt?

Frederik eut un regard de côté pour son ami qui fixait son verre. Fred fut soulagé de ne pas être le seul mal-à-l’aise. Il avait chaud, mais il ne savait pas si c’était la gêne ou la colère. Maintenant que Taylor était plus loin, on dirait que la petite voix fâchée contre Jim parlait plus fort.

-Euhm, non, euh oui... je veux dire pas de problèmes…

Fred finit son verre déjà bien entâmé d’une traite, puis il caressa l’épaule de Jim avant de ramener son bras vers lui en se levant. Il offrit son plus grand sourire à Jim en lui faisant signe de passer devant. Frederik ne regarda pas Taylor, ce dernier n’avait pas tant d’importance.

Ils avaient marché en silence quelques temps, Frederik avait machinalement pris la direction du parc le plus proche, même si le terme de parc était un bien grand mot dans ce quartier. C’était plutôt un rectangle gazonné avec cinq arbres encore jeunes et un gros pot de fleurs, mais bon, c’était chaleureux tout de même. Il était encore tôt dans la soirée, la température était agréable, mais Fred n’avait pas envie de retourner dans une pièce fermée avec Jim après ce qui venait de se passer. L’air frais du soir lui ferait du bien. Fred s’était assis sur un banc, s’y était bien adossé en se croisant les mains sur les cuisses. Il ne savait pas comment aborder le sujet, mais ils devaient en parler, crever l’abcès, avant que la voix se mette à hurler.

-Pourquoi tu m’avais pas dit que Taylor était un gars?

Fred serrait ses mains l’une contre l’autre, par nervosité.