Les anges ne sont pas nos ennemis. En partie parce qu'ils sont presque tous morts. Mais même au top de leur puissance, nous ne nous combattions pas officiellement, malgré quelques altercations. Ils avaient leur mission d'ordre et de pureté, et ils pouvaient la mener plus fructueusement sans perdre leur temps à s'aliéner des démons qui, pour la plupart n'en avaient rien à faire d'eux. Les démons n'ont jamais été un peuple soudé. Aucun principe précis ne nous unit, encore aujourd'hui. Évidemment, beaucoup d'entre nous sont passionnés par le chaos, la destruction et tous les divertissements qui ont une image négative dans une culture ou une autre, mais il y a assez de lignes de pensée pour que des clans se forment et que des guerres se mènent aux Enfers. Des dieux de différentes mythologies y ont royaumes, peuples et collections d'âmes, en plus des démons ancestraux qui s'allient ou s'entre-tuent, selon leur humeur.

Récemment, les Enfers ont même accueilli une forte quantité d'anges – et c'est plutôt hilarant en prenant en compte les valeurs qu'ils ont défendues pendant si longtemps. J'étais adolescent quand c'est arrivé. Leur dieu, Dieu, a fichu le camp à l'ouverture de la brèche. Certains l'ont cherché – des amis de ma mère en parlaient –, mais sans le trouver. Les anges se sont mis à tomber comme des mouches. Je me souviens avoir trouvé ça un peu triste, comme quand on voit un chat domestique noyé dans une piscine au printemps. On ne peut rien y faire, c'était à son propriétaire de le protéger. Presque tous les anges restants ont débarqué aux Enfers. Par le passé, quelques anges ont changé de camp à servir, pour différentes raisons. Avec le départ de leur chef, la plupart des anges survivants se sont retrouvés sans repères et sont venus les rejoindre. Ils n'ont pas été moins bien accueillis que les divinités infernales descendues de la brèche.

Je frappe à la porte de l'appartement. Raphael Stark m'ouvre, je m'empresse de le contourner et entrer.

-Bonsoir! Je viens en paix!

Il ne va pas me croire, mais je m'en fiche. Je n'ai pas envie de perdre du temps à gagner sa confiance.

-Bon, si t'as envie de me tuer – enfin, je sais que tu as envie de me tuer, et je serais une belle prise pour ton tableau de chasse de démons –, tu ne sauras pas ce que je sais. Et qui t'intéresse.

J'ouvre la bouteille de vin que j'ai apportée. Il ne manque que les quelques gorgées que j'ai bues dans l'ascenseur.

-Du vin?

Un ange déchu ne peut pas me tuer. Même cet ange-là. Il n'est ni assez puissant ni assez intelligent, et je suis une machine de guerre. J'ai vaincu plus fort, plus brillant et plus dévoué que lui. Je contourne aisément tous les pièges entre la porte et son sofa et je m'installe comme si j'avais été invité.

-Je te préviens, je ne suis pas très patient. Donc si tu sors ton pistolet d'eau bénite, je te le fais manger. D'ailleurs, tu trouves pas bizarre que toutes ces conneries saintes soient moins efficaces qu'avant l'ouverture de la brèche?

Je veux d'abord piquer sa curiosité. Il n'est pas prêt à tout entendre d'un coup. Les anges sont lents de nature. Les anges déchus sont en plus assez limités pour ne pas avoir su profiter d'un système plutôt qu'en devenir la victime. Quand on te réprimande, trafique tes intentions pour que ton comportement soit excusable; c'est facile, ça marche tout le temps. Raphael était un archange – on parle pas ici d'un ange normal soumis à Dieu et aux règles normales – et il a réussi l'exploit de se faire rejeter par les siens. Je ne m'attends pas à une icône de la subtilité. Mais tant mieux, ce sont les gens qui se manipulent le plus facilement.

-Vu tes méthodes, je suis certain que t'es pas informé.

Je sors un chapelet de sous la table du salon, un endroit standard pour cacher un moyen de défense. Il me brûle un peu, mais c'est une sensation presque plaisante. Auparavant, un truc de ce genre m'aurait blessé assez fort pour que je le lâche. Marrant comment sans être nos ennemis immédiats, les anges savaient faire chier.

-Je sais pas si tu me connais, mais je suis pas un démon supérieur ou particulièrement ancien.

Je me passe le chapelet au cou. Je laisse Raphael comprendre ma résistance à son accessoire de mode ne fait pas de sens. Je lèche le petit crucifix au bout du collier.

-Si tu préfères continuer à chasser des démons faibles pour te donner une impression de puissance, je peux partir. Mais j'ai tout plein de ragots délicieux, ce serait un péché de ne pas les écouter, dis-je avec un sourire en appuyant bien sur ''péché''.

Dans mes temps libres, je vendais encore de la drogue. C’était payant et surtout ironique de ma part. Je le faisais donc bien évidemment pour les mêmes raisons qu’au départ. Je ne voyais plus l’intérêt de les protéger, de les guider sur le bon chemin ou quoi que ce soit d’autre à quoi servait vraiment les anges. Les humains étaient faibles et pathétiques. Ils ne prenaient pas soin d’eux-mêmes ni de leur prochain et s’étonnaient ensuite que la société soit si mal en point. Ils prenaient majoritairement des mauvaises décisions et se lamentaient ensuite que leur vie était difficile. Et puis, je savais que les clients que j’avais allaient prendre n’importe quoi. Alors que j’arrête de leur en vendre allait seulement faire en sorte que quelqu’un d’autre allait avoir mes profits. Au moins, mes produits était clean et je gardais donc le peu de bonne conscience qui me restait en me le répétant. J’étais concentré sur mon téléphone portable, entrain de prévoir différents rendez-vous, quand on cogna à la porte. Je n’attendais pas de visiteur, mais j’allai ouvrir quand même. L’homme entra sans hésitation en me contournant. Je haussai les sourcils, mais restai immobile en refermant la porte.

-Bonsoir! Je viens en paix!

Je fis un rapide scan de sa personne. Il émanait de lui une forte énergie démoniaque. Un frisson parcourut ma nuque. Je me préparais un plan d’attaque mentalement, évaluant la position de mes pièges et de mes armes les plus proches. Je me trouvais stupide de m’être fait prendre aussi peu préparé.

-Bon, si t'as envie de me tuer – enfin, je sais que tu as envie de me tuer, et je serais une belle prise pour ton tableau de chasse de démons –, tu ne sauras pas ce que je sais. Et qui t'intéresse.

-Qu’est-ce qui te fait dire que ça m’intéresse assez pour ne pas te tuer?

Le faire parler. Gagner du temps. Je me dirige subtilement vers la table console qui délimitait parfaitement mon entrée et le salon, mais qui renfermait surtout plusieurs armes anti-démons. Mon appartement était truffé de pièges et plusieurs armes étaient dissimulées un peu partout également. Je savais qu’en m’attaquant à des démons, je pouvais avoir des représailles et j’étais donc préparer à toutes éventualités.

-Du vin?

-Non merci, je préfère ne rien accepter qui provienne d’étrangers.

Il était certainement très confiant et désinvolte. C’était commun à la race d’être complètement désagréable et pédant, mais celui-là était pire que les autres. J’étais presque rendu à mon objectif quand je le vis contourner aisément tous les pièges qui se trouvaient dans son chemin, me révélant ainsi que je n’avais pas affaire à n’importe quel démon. Bien sûr, la magie que je ressentais en lui était aussi un bon indice, mais je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un d’aussi expérimenté sur un champ de bataille. Il avait beau avoir dit être venu en paix, il était tout de même en terrain ennemi. Et restait très prétentieux, malgré tout. Je me méfiais donc encore plus de lui.

-Je te préviens, je ne suis pas très patient. Donc si tu sors ton pistolet d'eau bénite, je te le fais manger. D'ailleurs, tu trouves pas bizarre que toutes ces conneries saintes soient moins efficaces qu'avant l'ouverture de la brèche?  

Je laissai ma main sur le pistolet que je venais enfin d’atteindre, mais ne le dégaina pas. Je n’avais pas peur de lui, mais je restais prudent. J’avais perdu la majorité de ma puissance quand j’avais été rejeté de la classe d’ange, donc ma puissance était restée la même depuis plusieurs années. La brèche n’avait pas affectée mes pouvoirs, contrairement aux autres créatures et divinités. J’avais bien remarqué que ça me prenait maintenant plus de temps à atteindre mes buts quand j’utilisais seulement les objets sacrés contre les démons. Je n’étais pas débile. Je ne m’étais cependant pas arrêté à me demander pourquoi. Et je croyais improbable qu’il puisse même y avoir une explication. Et encore plus qu’un démon (très sexy démon d’ailleurs, si je me permettais d’y penser) vienne me la donner.

-Vu tes méthodes, je suis certain que t'es pas informé.

-Difficile d’être informé quand on est déchu.

C’était sorti tout seul, sèchement et froidement. Je ne savais pas ce qu’il savait exactement de moi, mais je m’en foutais. Pour avertir qu'il venait en paix dès le départ, il savait que j'étais un ange, donc pas besoin de faire semblant ici. J’étais seul. Je n’avais pas de réseau de soutien. Je n’avais pas de mentor, ni de guide, ni de collègues. Personne avec qui partager ce genre d’informations. Et je m’en foutais. Je n’avais besoin de personne en fait. Je ne pensais d’ailleurs pas souvent à mes anciens compatriotes. Ils étaient déjà pratiquement morts pour moi. C’était tous des hypocrites, des traîtres et des ingrats. Depuis tout ce temps, je ne m’étais pas demandé comment ils allaient, comment ils s’organisaient, ni comment la brèche avait pu les affecter.

-Je sais pas si tu me connais, mais je suis pas un démon supérieur ou particulièrement ancien.

-Nope. Aucune idée de qui tu es.

Avant de répondre, j’avais fait un rapide sourire inversé, mais surtout désinvolte. Je ne savais pas à qui j’avais affaire et je m’en foutais. Ça allait peut-être le redescendre un peu dans son délire de se rendre compte qu’il ne m’impressionnait pas. Je connaissais évidemment les grands noms démoniaques, mais je savais aussi reconnaître une énergie supérieure. La magie de mon interlocuteur était certes plus puissante que celle des démons que je croisait habituellement, mais ne s’approchait en rien de celle des dieux que j’avais croisé auparavant. Il était donc dans une classe à part de démons, mais il n’était effectivement pas supérieur, ancien ou tout puissant.

Le traitement qu’il fit au chapelet était plus que blasphématoire. Je soupirai, mais ne réagit pas. Il faisait clairement ça pour me narguer et me déstabiliser. Et je n’allais pas me laisser impressionner par ses provocations. Je glissai rapidement et subtilement le pistolet dans mon dos, sous mon chandail et accroché après ma ceinture.

-Si tu préfères continuer à chasser des démons faibles pour te donner une impression de puissance, je peux partir. Mais j'ai tout plein de ragots délicieux, ce serait un péché de ne pas les écouter.

Le jeu de mots me fis sourire. Je croisai mes bras sur ma poitrine en soupirant.

-Tu es un inconnu qui débarques chez moi sans être invité, tu me fais un petit numéro du démon qui se veut impressionnant ou intimidant, je ne sais pas trop encore, et tu me balances tout plein d’informations floues comme le fait une adolescente en quête désespérée d’attention sur Facebook. Et pourtant, tu passes à côté du plus important : pourquoi je devrais croire quoi que ce soit qui sort de ta bouche?

Arriver chez un inconnu sans y être invité, c'est une preuve de plus à ranger dans la catégorie de ma grande subtilité. Mais j'ai apporté du vin, quand même! Quand une idée me passionne, je ne perds pas de temps sur les détails. Je sais me montrer prudent quand il est question de survie, mais sinon je fonce. Un petit ange ne me fait pas peur, encore moins un dont la réputation est sujet de blague entre les démons puissants. Parce que Raphael Stark reste encore en vie malgré ses affronts principalement parce qu'on se moque de lui. Il n'est pas assez puissant pour qu'on ait réellement peur de lui, quoiqu'il en pense. Il a une histoire très amusante quand on est un peu sadique, et observer son évolution vaut bien les quelques démons nuls qu'il élimine. Le peuple démoniaque n'est pas soudé, et les individus faibles qui meurent n'émeuvent personne.

-Qu’est-ce qui te fait dire que ça m’intéresse assez pour ne pas te tuer?

J'éclate d'un rire bref mais fort. Ce mec m'amuse déjà.

-Je sais pas, ça dépend d'à quel point tu es con.

Il se déplace d'une manière qu'il pense probablement subtile. Je garde le sourire. Je bois davantage de vin.

-Non merci, je préfère ne rien accepter qui provienne d’étrangers.

-Une triste existence sans surprises, je vois.

L'insulter à toutes les répliques ne me garantit pas son envie de m'écouter, mais je ne peux m'en empêcher. Ni son hostilité ni sa prudence ne le sauveront si je décide de le tuer. Il ne le comprend visiblement pas.

-Difficile d’être informé quand on est déchu.

Je lève théâtralement les bras au ciel.

-Désolé d'avoir sous-estimé le drame de ta vie!

Je suis gentil : je me retiens de me moquer de son manque de débrouillardise. Il est déjà méfiant, il déteste les démons en général… Si je ne me calme pas, je vais suffisamment l'enrager pour qu'il n'écoute pas un mot de ce que j'ai à lui dire. Je ne suis pas ici pour jouer avec une proie, mais c'est difficile de combattre mon instinct devant une victime aussi enthousiaste de se faire ridiculiser.

-Nope. Aucune idée de qui tu es.

Il est stupide, c'est noté. Je soupire.

-C'est justement ce que je dis. Un démon normal devrait ressentir plus qu'un léger inconfort en faisant une fellation à un crucifix, tu penses pas?

J'agite le chapelet un peu agressivement. J'aime pas m'expliquer en détail quand quelque chose est évident. J'imagine que le stress que ma présence suscite chez lui peut bloquer sa compréhension. Faut que je trouve des raisons de l'excuser, sinon je vais le tuer plutôt que lui offrir une alliance. Et j'ai bien envie que ce projet fonctionne.

Il sourit à ma petite blague sur le péché, ça me détend. Il comprend l'humour, contre toute attente.

-Tu es un inconnu qui débarque chez moi sans être invité, tu me fais un petit numéro du démon qui se veut impressionnant ou intimidant[…]

C'est mignon comme il pense que je n'ai pas remarqué que je l'intimide.

-[…] je ne sais pas trop encore, et tu me balances tout plein d’informations floues comme le fait une adolescente en quête désespérée d’attention sur Facebook. […]

Son manque de curiosité fait peine à voir. Il n'a posé aucune question avant de se risquer à m'insulter maladroitement.

-[…] Et pourtant, tu passes à côté du plus important : pourquoi je devrais croire quoi que ce soit qui sort de ta bouche?

Je me laisse choir bien mollement dans son sofa, bouteille de vin en main. Je prends une gorgée très lentement.

-Je pense que t'as pas compris la situation, mon angelot. Je vais essayer d'expliquer lentement, tâche de mettre tous les efforts pour me suivre un minimum. T'es certain que tu veux pas de vin?

Je dépose la bouteille sur la table basse. C'est à moitié une offre généreuse, à moitié un défi.

-Je ne vais faire aucun effort pour te convaincre, c'est toi qui voudra me persuader de t'aider à la fin. Tu as beaucoup plus à gagner que moi. Je ne suis ici que pour me divertir.

C'est en grande partie la vérité. Je me mêle de cette histoire surtout par curiosité. Il est un grand nom de sa triste mythologie et si quelqu'un peut le sortir de l'ombre, il serait plus amusant que ce soit moi. Je ne suis probablement pas le premier à y avoir pensé, vu tous ceux qui le surveillent de loin, mais personne n'a agi, et j'ai la certitude que c'est par crainte de voir ce qu'il pourrait faire s'il était puissant. Je zigzague entre les folies des dieux depuis plusieurs années. Je n'ai pas peur de leurs caprices. Je les devance souvent.

-Ton dieu a disparu. Ton peuple s'est effondré, presque tous morts.

Je le laisse assimiler l'information – je ne suis pas en présence d'un homme intelligent, faut que je fasse attention.

-Les plus forts ont dû s'adapter… en passant du côté des créatures des Enfers. C'est de là que je tiens mes juteuses informations.

Le coup est dur, après ce qu'ils lui ont fait vivre. Je m'attends à ce qu'il ne me croie pas, même si je n'ai aucune raison de lui sortir ce mensonge en particulier. Je l'ai prévenu que je ne vais pas me plier en quatre pour le convaincre, mais je vais au moins lui donner quelques pistes pour réfléchir tout seul.

-Ces dernières années, tu as croisé beaucoup d'anges? Tu as rencontré de nouveaux anges déchus? Les anges avaient l'habitude de rejeter tous ceux qui n'obéissaient pas et tu trouves pas bizarre qu'ils aient arrêté depuis la brèche?

Les anges étaient réputés pour être des créatures bonnes, aidantes et avec un grand esprit d’équipe. Ils faisaient tous ensemble la guerre au mal et aux pêchés. Le bien devait triompher. Quand j’étais au paradis, les anges s’entraidaient et se soutenaient. Nous étions solidaires et à l’écoute de nos compatriotes. Nous avions une vision d’ensemble et avions conscience que chaque individu était important pour le plus grand bien commun. Puis, ils m’avaient laissés tombé. Je n’avais même pas vraiment pu m’expliquer. Et aussi facilement, je ne comptais plus pour eux. Toutes les batailles livrées ensemble, les nombreuses personnes que j’avais sauvées, les moments passés à partager sur nos émotions, les heures d’entraînement, les nombreux conseils échangés et tout le reste que je faisais bien ne comptaient plus. Et depuis, j’avais de la difficulté à faire confiance. Et depuis, j’étais plutôt solitaire.

J’avais quand même un cercle, certes restreint, de personnes à qui je faisais confiance et avec qui j’aimais passer du temps. Cependant, je ne m’investissais plus de la même manière que du temps des anges. Avec Natassia, c’était intense et reposant à la fois. Elle avait milles idées et toujours plein de projets pour nous deux, mais je savais que je pouvais tout lui dire. Si j’avais cru à un possible futur amoureux avec elle, elle m’avait fait comprendre qu’elle ne me voyait qu’en ami. J’avais accepté ce fait et avait décidé de continuer à la voir strictement amicalement pour la suite. J’aimais passer du temps avec elle, même si elle était un peu raide, elle était franche et j’avais toujours l’heure juste en sa présence. Avec Christian, c’était électrique. Je ressentais une très grande attirance pour lui et j’avais parfois l’impression d’en vouloir toujours plus. Ce n’était pas seulement sexuel, on connectait à un autre niveau, même si je trouvais qu’il dramatisait tout. Avec Peach, comme je l’avais un peu mise de côté pour être plus avec Christian, nous étions pour le moment strictement collègues. On s’entendait bien, mais on ne e confiait rien de trop personnel non plus. Cependant, avec leur divorce et le départ de Chris de l’entreprise, je ne savais pas trop ce qui adviendrait de Christian et moi, et donc de Peach et moi. Je n’allais pas quitter l’emploi concurrentiel que j’aimais juste pour lui ni pour lui faire plaisir. Il ne m’en avait pas parlé et ne m’avait jamais inclut dans ses nouveaux projets, mais je restais prêt à plusieurs éventualités. Je n’hésiterais pas à jeter Christian si c’était la meilleure option pour ma stabilité et mon futur. Et voilà, c’était la fin de mon cercle. Et ça me convenait.

-Je sais pas, ça dépend d'à quel point tu es con.

Je lui offris comme seule réponse un roulement de yeux au ciel. Classique des démons d’insulter le niveau d’intelligence des autres. Comme s’ils étaient le modèle à suivre et les plus brillants de toutes les créatures. Je n’avais pourtant jamais croisé de démon nettement au-dessus de la moyenne de QI…

-Une triste existence sans surprises, je vois.

Je serrai la mâchoire. Il commençait à sérieusement me pomper avec ses répliques fendantes. C’était culotté de sa part de juger si vite et sévèrement mes choix de vie alors qu’on ne se connaissait aucunement. Il se prenait vraiment pour un autre et ça m’agaçait. Je rêvais de le faire redescendre de son petit nuage à la con.

-Désolé d'avoir sous-estimé le drame de ta vie!

-Oh, ça va, je comprends que ça soit difficile pour les espèces sous-évoluées comme la tienne de comprendre les autres. Je te pardonne.

Je fis une rapide incantation de purification mineure que je lui lançai. Ça n’allait pas lui faire bien mal, mais avec de la chance ça l’agacerait autant que lui le faisait.

-C'est justement ce que je dis. Un démon normal devrait ressentir plus qu'un léger inconfort en faisant une fellation à un crucifix, tu penses pas?

-Et pourtant, j’ai aucune idée de qui tu es, ce qui veux dire que t’es pas un démon important. T’es ni normal ni important. Alors quoi, t’es venu ici parce que tu veux une médaille pour avoir réussi le record de fellations de crucifix ou quoi?

J’avais de la difficulté à comprendre ce qu’il voulait. Il était là à faire son petit numéro du démon mystérieux et ô combien terrifiant, puis il insistait sur le fait qu’il n’était pas un démon particulièrement puissant ou ancien. Il ne faisait aucun sens!

-Je pense que t'as pas compris la situation, mon angelot. Je vais essayer d'expliquer lentement, tâche de mettre tous les efforts pour me suivre un minimum. T'es certain que tu veux pas de vin?

Il me donnait envie de le secouer ou de me frapper la tête dans le mur à répétitions. Je regardai la bouteille de vin, hésitant à aller en prendre. L’alcool me ferait peut-être mieux tolérer sa présence. Et sinon, je pourrais toujours la casser pour ensuite m’en servir comme arme. Contre lui ou pour m’ouvrir les veines, j’hésitais encore. Je m’avançai vers la bouteille, et donc de cet intrus, en restant à une bonne distance de lui.

-Je ne vais faire aucun effort pour te convaincre, c'est toi qui voudra me persuader de t'aider à la fin. Tu as beaucoup plus à gagner que moi. Je ne suis ici que pour me divertir.

Je levai les sourcils d’un air sceptique puis je pris la bouteille de vin dans mes mains.

-Ton dieu a disparu. Ton peuple s'est effondré, presque tous morts.

J’avais envie de lui dire de me parler de choses que je ne connaissais pas. Je veux dire, Dieu n’a jamais été présent et mon peuple est mort pour moi quand je suis atterri durement sur la Terre après qu’ils m’aient déchu. Puis, l’information fit son bout de chemin. C’était comme si mes genoux avaient soudainement cessés d’exister. Je me laissai tomber sur le fauteuil en fixant un point au sol. Je repris une rasade de vin, puis reportai mon attention sur le démon énervant.

-Les plus forts ont dû s'adapter… en passant du côté des créatures des Enfers. C'est de là que je tiens mes juteuses informations.

-Intéressant...

Les voilà en bien charmante position. La survie mon cul ouais! Tous ces imbéciles qui m’avaient bannis et qui faisaient maintenant bien pire que ce qu’ils croyaient que j’avais fait. Je ne savais pas trop comment me sentir par rapport à ça. J’avais envie de rire et de briser quelque chose à la fois. C’était certes ironique, mais c’était aussi frustrant que j’aie dû vivre seul et honteux toutes ces années pour rien.

-Ces dernières années, tu as croisé beaucoup d'anges? Tu as rencontré de nouveaux anges déchus? Les anges avaient l'habitude de rejeter tous ceux qui n'obéissaient pas et tu trouves pas bizarre qu'ils aient arrêté depuis la brèche?

-Valid point.

Je fis une moue impressionnée, pris une autre gorgée, puis redéposai la bouteille sur la table où je l’avais prise.

-Disons que je te crois. Pourquoi tu me dis ça? Et qu’est-ce que je suis censé faire de cette information?

-Oh, ça va, je comprends que ça soit difficile pour les espèces sous-évoluées comme la tienne de comprendre les autres. Je te pardonne.

Mignon comme il essaie de m'insulter avec des banalités. Je le fixe sans expression. Si je réplique, ce sera pour le démolir et nous n'avons pas le temps pour ces jeux.

Il m'envoie une incantation ni subtile ni intéressante, par frustration, bien entendu. Je lui souhaite que cette attaque ne soit qu'une taquinerie, parce que si sa puissance est toujours de ce niveau ridicule, il ne survivra pas aux projets que je suis ici pour lui proposer. Je suis quand même ennuyé qu'il m'agresse magiquement alors que je lui ai gentiment ordonné de ne pas me provoquer. Comme il a déjà prouvé qu'il est stupide, je lui donne une dernière chance et je contiens mon envie de lui faire sauter la tête.

-Drôle d'ambiance pour me faire des avances, dis-je avec un demi-sourire. Même si ta manière de me faire un peu mal m'excite, je préférerais qu'on ne s'éloigne pas du sujet pour le moment. Je t'ai déjà dit que je ne suis pas patient.

Je me répète mentalement que je ne suis pas ici pour le tuer, mais j'ai du mal à ne pas m'imaginer en train de le démembrer en lui posant des questions débiles pour faire ressortir ses limites intellectuelles. Il me fatigue.

-Et pourtant, j’ai aucune idée de qui tu es, ce qui veux dire que t’es pas un démon important. T’es ni normal ni important. Alors quoi, t’es venu ici parce que tu veux une médaille pour avoir réussi le record de fellations de crucifix ou quoi?

Il passe encore une fois à côté du sujet, pourtant évident. Je devrais réagir à ses conneries angéliques et je ne le fais pas. Il y a donc un problème, non? Non? Aurait-il fallu que je vienne avec des démons de tous les types pour faire des tests en détail pour qu'il voie qu'un truc cloche?

Je me détends un peu quand Raphael prend la bouteille de vin. Enfin une preuve de bonne foi! Peut-être nous en sortirons-nous!

Je ne montre aucune gentillesse quand il reçoit durement la nouvelle de son peuple effondré. Je ne comprends pas ce que ça peut avoir d'important, je ne vois pas pourquoi s'identifier à des gens qui nous ont rejeté. J'ai longtemps été curieux au sujet de mes origines et je suis intéressé à m'intégrer un minimum aux faunes, mais je n'aurais pas fait d'efforts pour une communauté ne voulant pas de moi. Raphael a été abandonné et exilé. Les anges ont effacé jusqu'à son existence. Pourtant, leur chute le touche.

-Intéressant...

Il a vite repris de l'aplomb en entendant comment les anges puissants sont devenus démons. Plus que son attitude, c'est son expression qui laisse maintenant voir la colère plutôt que la tristesse. Excellent. C'est une émotion facile à transformer en motivation et à manipuler.

-Valid point.

Je me retiens difficilement de souligner qu'il comprend enfin mes phrases simples.

-Disons que je te crois. Pourquoi tu me dis ça? Et qu’est-ce que je suis censé faire de cette information?

Je souris. Je prends la bouteille de vin.

-Comme tu ne me connais pas – pas besoin de le répéter encore, j'ai compris –, laisse-moi me présenter. Alistair Keating, dis-je avant de prendre une gorgée de vin. Je suis un démon-faune qui se mêle des affaires de tout le monde. Faudrait plus de vin, la bouteille est presque vide.

Je ris, je lui tends la bouteille de vin.

-Ton peuple t'a trahi, tu es tout seul. Enfin, à l'exception de tes amis dieux, qui bizarrement ne font rien pour t'aider. Mais ce ne sont pas eux qui m'intéressent, c'est toi. Tu as un grand potentiel à explorer. Et je suis plein de ressources. J'ai beaucoup de contacts, et je suis toujours motivé à en avoir de nouveaux.

Cette version de moi est populaire auprès des dieux et des démons supérieurs. Je l'ai travaillée au fil des ans pour qu'elle soit assez solide pour tenir malgré mes excès. Je la place toujours bien à l'avant-plan et elle fait son travail. Une image à laquelle se référer, c'est important pour les gens. Il faut leur donner des repères, ça leur permet d'éviter de réfléchir.

-Les anges t'ont remplacé par un autre qui a repris ton nom. Ce faible a hérité d'un statut de divinité à l'ouverture de la brèche. Un statut qui te revient, bien entendu.

Je le laisse assimiler l'information et tout ce qu'elle comporte comme possibilités et dangers.

-Je ne te ferai pas croire que je suis épris de justice. Si je veux t'aider à remettre l'usurpateur à sa place, c'est purement parce que j'aime pas les faibles et les nuls.

Je ne lui ai donné aucune raison de ne pas croire cette explication, et elle tient la route parce qu'elle n'est pas fausse. Elle est juste grandement incomplète.

-Drôle d'ambiance pour me faire des avances. Même si ta manière de me faire un peu mal m'excite, je préférerais qu'on ne s'éloigne pas du sujet pour le moment. Je t'ai déjà dit que je ne suis pas patient.

-Je croyais que toutes les ambiances étaient bonnes pour des avances? De toute façcon, mes vraies avances sont bien plus claires que ça, mais c’est bon à savoir que tu aimes quand ça fait mal.

Je n’avais jamais vraiment pensé à un moyen de me venger des anges ou à une façon de retrouver mon titre. Premièrement, parce que je connaissais ma valeur et je savais que c’était eux les vrais perdants. J’avais assez d’amour-propre pour ne pas vouloir tout faire et ramper pour que ceux qui m’avaient trahis et laissés tombés m’aiment à nouveau. J’étais plutôt du genre à vouloir leur montrer qu’ils avaient fait une erreur que de marcher sur les genoux pour qu’ils me reprennent. Deuxièmement, je n’étais pas du genre à tourner en rond et à me morfondre. J’étais dans l’action. Je l’avais toujours été. Je suis un homme de terrain, quelqu’un qui aimait bouger, s’activer, se garder occupé. Aller faire la fête, travailler plus qu’à l’habitude, aller m’entraîner… tout pour ne pas rester seul à ruminer des pensées négatives. Et troisièmement, parce que ce qu’ils m’avaient fait allait complètement à l’inverse de ce que nous étions sensés défendre. Je ne voulais pas travailler avec des êtres aussi sournois. Et tout ça, c’était avant de savoir qu’ils étaient maintenant de très près liés aux Enfers. C'était une sacrée bande d’hypocrites…

-Comme tu ne me connais pas – pas besoin de le répéter encore, j'ai compris –, laisse-moi me présenter. Alistair Keating. Je suis un démon-faune qui se mêle des affaires de tout le monde. Faudrait plus de vin, la bouteille est presque vide.

-Oh, mais j’ai que du vin de messe, moi!

J’avais lancé ça en riant et en lui faisant un clin d’oeil, puis j’avais pris la bouteille de vin qu’il me tendait pour en prendre une gorgée en me levant. Je tournais la tête légèrement en me déplaçant pour toujours l’avoir dans mon champ de vision. J’avais l’air de vraiment m’intéresser à ce qu’il disait, mais il y avait également une grande part de prudence dissimulée dans ce détail. J’avais un meuble avec des portes coulissantes vitrées opaques à l’autre bout de la pièce qui me servait de bar. Je m’y rendis pour en sortir une bouteille que je débouchai, en hésitant quand même quelques secondes entre prendre une bouteille de vin normale ou une de celles trafiquées avec de l’eau bénite et du vin de messe. Il avait réussi à me donner envie de continuer à l’écouter, donc j’avais pris la bouteille normale.

-Ton peuple t'a trahi, tu es tout seul. Enfin, à l'exception de tes amis dieux, qui bizarrement ne font rien pour t'aider.

-J’ai l’habitude des dieux qui ne se mêlent pas vraiment des affaires des autres. Pour moi c’est pas bizarre.

Je jouais distraitement avec le bouchon que je venais d’enlever. J’étais bien tout seul. J’étais bien dans ma routine, dans ma nouvelle vie. J’étais rancunier et amer de tout ce qui s’était passé, oui, mais j’étais bien malgré tout. Cet Alistair commençait à me faire douter. J’avais balancé le bouchon dans la corbeille au bout du bar, pris une gorgée de vin et avait été me rasseoir en déposant la bouteille sur la table au passage.

-Mais ce ne sont pas eux qui m'intéressent, c'est toi. Tu as un grand potentiel à explorer. Et je suis plein de ressources. J'ai beaucoup de contacts, et je suis toujours motivé à en avoir de nouveaux.

-Désolé de t’interrompre, mais encore une fois, pourquoi je voudrais travailler avec quelqu’un comme toi? Qu’est-ce que tu as tant à m’offrir?

-Les anges t'ont remplacé par un autre qui a repris ton nom. Ce faible a hérité d'un statut de divinité à l'ouverture de la brèche. Un statut qui te revient, bien entendu.

J’avais ouvert la bouche pour la refermer simplement. Je n’avais pas de mots. J’avais pris la bouteille de vin et en avait pris plusieurs grandes gorgées. Cet Alistair commençait à être plus que vaguement intéressant. Il commençait à réveiller la partie de moi qui voulait que les anges paient pour ce qu’ils m’avaient fait. Il venait de complètement chambouler mon monde. J’avais envie de balancer toutes mes convictions par la fenêtre et d’aller tout mettre à feu et à sang. Et pourquoi pas avec lui? C’était difficile à comprendre, difficile à assimiler et absolument injuste. Alors pourquoi est-ce que j’étais un peu excité? Les pensées se mélangeaient dans ma tête. Tout allait trop vite.  Je redéposai la bouteille sur la table.

-Qui d'autre que toi sait ça?

-Je ne te ferai pas croire que je suis épris de justice. Si je veux t'aider à remettre l'usurpateur à sa place, c'est purement parce que j'aime pas les faibles et les nuls.

-Merci de ton honnêteté. Quel est ton plan?

J’avais un ton sérieux et un air déterminé. J'avais encore des raisons d’être méfiant et je n’étais pas convaincu de vraiment lui faire confiance. Mais en même temps, ce qu’il venait de me dire faisait tellement de sens et résonnait tellement fort avec tout ce qui ne fonctionnait pas depuis ma chute, que je ne pouvais que le croire. Pourquoi inventerait-il ça? Et puis, sa jolie gueule aidait vraiment à ce que j’aie envie de travailler avec lui.