L'un des aspects positifs d'être un artiste renommé était l'opportunité de se faire payer pour se défouler dans ses créations. Après sa dernière rupture avec Vénus, Vulcain avait commencé par laisser de côté tout ce qui lui faisait penser à elle. Quelques mois plus tard, il avait créé plusieurs pièces d'or et de rubis, deux matériaux dont l'agencement lui rappelait la belle déesse, et les avait ajoutées à sa collection, les unes après les autres, jusqu'à ce qu'elles ne symbolisent plus rien. Ses bijoux remportaient aujourd'hui un succès renouvelé. Sa relation fort médiatisée avec la dirigeante de Venus Industries puis sa rupture tout autant couverte avaient permis au joaillier de conserver l'intérêt du public  même après les épisodes où il avait été incapable de créer de nouvelles œuvres. Cinq ans après sa séparation, il comptait dans sa clientèle célébrités et gens du peuple avec un goût pour le luxe.

Aucune femme ne partageait officiellement sa vie, mais le dieu ne manquait pas de conquêtes. Il ne cherchait pas, comme il l'avait fait à une époque, à jouer avec leurs sentiments pour leur faire du mal. Il appréciait leur compagnie, s'en lassait vite, passait au prochain numéro. Il n'avait pas de mal à se montrer charmant, mais il s'épuisait vite. Son art l'absorbait, et il se servait de cette passion comme moyen pour pour repousser celles qui s'attachaient trop. Plus que des excuses, il leur offrait des preuves en ne les rappelant pas pendant des jours pour s'enfermer tout seul avec ses métaux et ses pierres. Il lui était arrivé seulement quelques fois de devoir faire des efforts pour appliquer cette méthode. Certaines femmes laissaient un plus grand vide après leur départ.

La plupart du temps, Vulcain créait dans son atelier, dans l'arrière-boutique de Volcano Designs. Ce fonctionnement lui permettait d'organiser des petites visites de son atelier pour faire de la pub. Il gardait toutefois quelques outils et matériaux chez lui pour les inspirations urgentes et pour lui servir de jouets quand il s'ennuyait ou quand il était préoccupé. Ce jour-là, quelques opales et des alliages d'or rose et d'argent traînaient sur la table de la salle à manger quand Chloe était arrivée.

Ces dernières années, ils étaient devenus amis. Après s'être étonné de ses conseils durs mais utiles, Vulcain avait accordé plus d'intérêt à la jeune femme. Il s'était attendu à ce qu'elle saisisse une occasion de se venger – après tout, il lui avait brisé le coeur par exprès quelques années plus tôt – ou que sa bienveillance cache de mauvaises intentions. Il avait eu en partie raison. Après avoir découvert son identité de dieu, Chloe, ou plutôt la déesse Hel, avait gagné sa sympathie pour l'attirer dans son camp. Elle ne le lui avait pas avoué, mais ses actions parlaient. Dès qu'ils avaient été proches, après son aide concernant Vénus puis l'aveu de son identité réelle sous les questionnements, elle lui avait parlé de projets politiques. Elle était la fille de Loki et elle souhaitait déloger Héra du pouvoir et en éloigner les autres dieux indignes de régner. Elle croyait qu'il pouvait l'aider et y trouver de l'intérêt. Bien sûr.

Chloe ne l'avait ni rejeté ni forcé après son refus. Elle avait à peine effleuré le sujet, s'assurant de le laisser ouvert sans insister. Elle le tenait vaguement au courant de ses progrès, de la même manière qu'on parle de ses soucis au travail avec un ami. Elle semblait l'apprécier en tant que personne et non simplement en tant que ressource potentielle. Le dieu restait tout de même méfiant. Beaucoup de gens avaient profité de son isolement pour tirer de lui du soutien ou même des armes. Avec le temps, il s'était détendu au sujet de la déesse nordique, mais il tenait pour acquis qu'une partie de son intérêt pour lui était stratégique. Il savait au moins de quelle manière se méfier d'elle.

En dehors de quelques soirs de faiblesse, il n'avait plus beaucoup reparlé de Vénus, même après avoir bu. Elle ne hantait plus ses pensées, et il pouvait se passer des semaines entières où il oubliait son existence. Quand elle lui revenait en tête, c'était maintenant avec une vague tristesse plutôt qu'en un coup violent dans la poitrine. Quelques années avaient suffi pour endormir dans sa mémoire des siècles à ses côtés. Il ne l'avait pas oubliée, mais elle ne faisait plus partie de lui. Ce monde si différent  lui avait offert la chance de changer et, même s'il avait mis du temps à s'accrocher au passé, il avait fini par avancer. Les injustices et les souffrances qu'il avait connues ne le définissaient plus. Il était libre.

Enfin, elles pouvaient encore le frapper quand il ne s'y attendait pas.

-Je te répète qu'elle ne m'a pas contacté, répondit-il sur un ton sec.

Être assez fort pour prendre les coups ne signifiait pas être immunisé à la douleur.

-Cupidon non plus, d'ailleurs, ajouta-t-il en soupirant. Je voudrais être étonné, mais je les reconnais tellement. Même quand elle me faisait l'élever comme mon fils, elle me tenait à distance. Et avec les années, il s'est mis à l'imiter.

Il soupira. Il s'éloigna de la table pour aller vers le comptoir, puis se retourna.

-Enfin, comme mon fils… Je ne veux pas dire qu'il n'est pas mon fils…  Je l'ai toujours considéré comme mon enfant, même après avoir additionné les indices et tiré mes conclusions. Mais elle, elle le savait. Elle ne pouvait pas ne pas le savoir. Et elle me l'a caché. Et là, cette histoire de repas de… de… d'amants?

Il eut un petit rire.

-C'est ridicule.

Il se servit un verre et en apporta un à Chloe.

-Et Cupidon qui se jette dans les bras de Mars. Il doit être bien content d'avoir enfin trouvé un père digne de lui…Après toutes ces années à imposer la distance, il peut lui offrir la belle grande place qui lui revient!

Il vida le verre d'une traite et s'en servit un nouveau.

Loki et Hel mettaient tranquillement en place les bases de leur plan pour prendre le contrôle de la ville. Comme les gens croyaient que Loki était mort, et même si certains en doutaient peut-être, ils n’avaient aucun moyen de le prouver, parce que les dieux nordiques étaient prudents et avaient réfléchi à tout pour garder un profil-bas. Hel avait joué les orphelines tristes un temps, puis était revenue progressivement dans ses différents emplois. Chloe avait finalement démissionné de son poste dans les forces policières à regret. Elle aimait patrouiller et faire sa place dans ce milieu typiquement d’hommes, mais ce n’était plus aussi important que le reste. Et il y avait tant d’autres choses qu’elle avait envie de faire. Elle avait aussi réduit ses contrats de mannequinat pour se consacrer davantage à un nouveau projet, celui de travailler pour lancer sa propre ligne de lingerie. Mais elle n’avait pas tout arrêter, parce qu’elle devait rester présente dans le milieu mondain de la ville, pour que son visage reste connu, qu’elle ait l’air occupée et inoffensive et qu’elle puisse continuer de tisser des liens un peu partout, comme une araignée le ferait. Elle avait quelques conquêtes par mois, parfois dans le milieu et d’autre fois simplement des inconnus dans les bars, mais elle ne voulait rien de plus pour l’instant. Faire des plans politiques complexes et secrets avec son père était déjà assez compliqué, elle n’avait pas tellement de temps pour s’investir dans une relation sérieuse en plus.

Avec son père, ils avaient des yeux partout. Ils avaient des informateurs, des profileurs et des détectives à leur service. Ils pouvaient donc faire suivre et surveiller leurs ennemis. C’était donc grâce à ce système qu’ils avaient vus Mars passer de plus en plus de temps avec Cupidon. Il avait été facile de comprendre que c’était parce qu’ils savaient que Mars était le père biologique de Cupidon, que Vénus avait dû leur dire. Pourtant, Vulcain n’en avait pas parlé à Chloe, ce qu’elle trouvait étrange et à la limite de l’insultant. Ils étaient amis, ils étaient supposé tout se dire. Si Vénus l’avait dit à Mars, elle devait logiquement l’avoir dit à Vulcain également. Et si elle ne l’avait pas dit à Vulcain, mieux valait que ce soit Hel qui le fasse. Elle l’avait donc questionné à savoir ce qu’il savait et quand et comment Vénus l’avait contacté.

Chloe avait changé vis-à-vis de Vulcain. Elle n’était pas venue le rencontrer dans le but de le blesser. Elle était d’avis qu’il était temps qu’il fasse face à son passé, pour pouvoir réellement fermer la porte. Elle n’était pas non plus venue dans le but de gagner des points afin qu’il rejoigne enfin leur camp politique. Elle ne s’en cachait pas, c’était la raison pour laquelle elle avait commencé à se rapprocher de lui au début, selon les recommandations de son père et malgré ses réticences, mais elle n’y pensait plus aujourd’hui. Hel savait qu’il serait assurément un bon ajout à leur camp, mais elle respectait le fait qu’il ne voulait pas se mêler de la politique. En ce moment, elle voulait juste être là pour lui. Elle ne voulait pas qu’il soit seul pour faire face à cette nouvelle. C’était encore étrange pour elle de ressentir ce sentiment de bienveillance que l’amitié créait. Elle l’avait déjà ressenti pour Drake, Apple et Natassia, mais en tant que déesse de nature sombre, les sentiments positifs ne lui étaient pas facilement accessibles, ce qui les rendait toujours particulier à ressentir. Le fait qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir être amie avec Vulcain, après ce qu’il lui avait fait dans le passé, accentuait la bizarrerie de tout ça.

Pourtant, c’était en fait tout naturel pour Hel de venir voir Vulcain maintenant. Elle appréciait sa présence et ses conseils. Certes, il n’était pas toujours d’une excellente compagnie parce qu’il avait mauvais caractère et elle aimait le lui rappeler. Elle l’appelait parfois Grincheux ou Grumpy Cat, pour le taquiner. Comme elle avait elle aussi un mauvais caractère, c’était un peu comme s’ils s’annulaient et qu’ils se le pardonnaient. Du moins, ils ne pouvaient pas s’en vouloir pour ça.

Chaque fois qu’elle rendait visite à Alec, Chloe se demandait pourquoi il habitait encore dans un loft. Ce n’était certainement pas par manque de fonds. Il vendait des bijoux continuellement et toutes ses nouvelles collections connaissaient un succès plus grand que la précédente. Il faisait donc le choix d’habiter dans un loft. Il était grand, oui, et décoré avec goût également, et les meubles choisis étaient de qualité, donc de façon générale, du loft émanait un certain luxe, mais ce n’était pas le type d’habitation que Chloe aurait choisi. Elle avait choisi un appartement à plusieurs pièces, mais commençait à regarder pour s’acheter une maison dans le quartier Gaïa. Chloe aimait les grandes pièces, mais surtout que chaque pièce ait une fonction distincte. Elle aimait les hauts plafonds pour pouvoir y mettre des lustres grandioses et les architectures recherchées également. Elle était en quelque sorte une princesse après tout…

-Je te répète qu'elle ne m'a pas contacté.

Chloe ne fut même pas offusquée du ton brusque qu’il avait utilisé. Si elle avait été fâchée de ne pas savoir la nouvelle, elle comprenait un peu comment il pouvait se sentir en se moment, alors qu’il ne le savait rien avant qu’elle ne lui révèle.

-Cupidon non plus, d'ailleurs. Je voudrais être étonné, mais je les reconnais tellement. Même quand elle me faisait l'élever comme mon fils, elle me tenait à distance. Et avec les années, il s'est mis à l'imiter.

Chloe avait de la difficulté à savoir ce dont Vulcain avait besoin en ce moment. Elle hésitait entre essayer de le calmer pour diminuer ses sentiments ou alors jeter de l’huile sur le feu en en rajoutant pour la colère de Vulcain. Ses mots donnaient l’impression qu’il était relativement posé face à tout ça, mais son langage corporel disait tout le contraire. Pour l’aider à se concentrer pour prendre la meilleure approche, elle pris une grosse perle qui traînait sur la table et la fit tourner entre ses doigts.

-Enfin, comme mon fils… Je ne veux pas dire qu'il n'est pas mon fils… Je l'ai toujours considéré comme mon enfant, même après avoir additionné les indices et tiré mes conclusions. Mais elle, elle le savait. Elle ne pouvait pas ne pas le savoir. Et elle me l'a caché. Et là, cette histoire de repas de… de… d'amants? C’est ridicule.

Elle prit une très grande gorgée de son verre et dû se parler pour ne pas le caler.

-Elle a été égoïste dans tout ça. Elle avait seulement besoin de quelqu’un pour sauver les apparences. Elle ne voulait pas que tu sois un père pour lui. Elle voulait juste que sa réputation reste sans taches. Et lui, il est un fils à maman qui a un besoin maladif d’acceptation… C’était plus facile de faire comme elle j’imagine.

Finalement, avec un peu d’alcool, elle n’avait pas pu retenir les méchancetés qu’elle essayait de garder pour elle.

-Et ce stupide repas, tu devrais être content de ne pas y avoir été invité. Ce devait être du vrai n'importe quoi... Un défilé d’hypocrisie et un concours d’ego à la fois.

-Et Cupidon qui se jette dans les bras de Mars. Il doit être bien content d'avoir enfin trouvé un père digne de lui…Après toutes ces années à imposer la distance, il peut lui offrir la belle grande place qui lui revient!

Chloe savait ce que ça pouvait faire d’avoir une relation difficile avec un père. Elle n’était pas elle-même un parent, mais elle avait passé le plus clair de sa vie à essayer d’impressionner son père et en même temps à lui en vouloir de l’avoir exilé toute seule dans l’Helheim. Elle avait toujours vu ça comme une punition, une manière détournée de lui dire qu’elle n’était pas assez. Elle avait fini par apprécié d’être crainte et vénérée à la fois, mais sa relation avec son père en était restée meurtrie quand même.

-Mars ne sera jamais autant un père pour Cupidon que toi tu l’as été. Oui, c’est son père biologique, mais c’est toi qui l’a élevé et éduqué. N’oublie jamais ça. Ils pourront toujours essayer, tu seras toujours là entre eux deux, symboliquement du moins, pour leur rappeler que Mars n’était pas toujours là.

Chloe utilisa son pouvoir de maîtrise marionnette sur Vulcain pour qu’il aille lui préparer un autre verre. Elle aurait pu se lever, mais elle s’était installée en indien sur sa chaise et elle était bien. Elle ne voulait pas bouger. Elle continuait aussi de faire tourner la perle entre ses doigts.

La facilité avec laquelle Vénus avait réussi à le mettre hors de lui le déboussolait. Il s'était convaincu qu'elle ne pouvait maintenant éveiller en lui que des regrets tièdes. Il pensait avoir réussi à passer à autre chose. La rage d'avoir été exclu de cette révélation prouvait-elle qu'il avait eu tort de se croire libéré?

Être une fois de plus confronté au sujet de la paternité de Cupidon le ramenait des siècles dans le passé. C'était toujours l'effet que Vénus lui faisait, le tirer vers l'arrière. Jusqu'à aujourd'hui, la situation était simple à ses yeux: Vénus l'avait trompé et était tombée enceinte de Mars, puis elle lui avait menti pour essayer de reconstruire leur couple. Il avait joué le jeu d'abord par amour pour elle, puis par investissement dans son rôle de père. Les liens du sang n'étaient qu'un concept pour former des clans malgré les différences et les trahisons. Un concept pour éviter de faire des choix. Cupidon était son fils, il l'avait élevé, aimé et soutenu le mieux possible. Pourquoi venir mettre le bordel dans le passé? Vénus avait-elle besoin que le monde se plie à son besoin de paix intérieure?

-Elle a été égoïste dans tout ça. Elle avait seulement besoin de quelqu’un pour sauver les apparences. Elle ne voulait pas que tu sois un père pour lui. Elle voulait juste que sa réputation reste sans taches. Et lui, il est un fils à maman qui a un besoin maladif d’acceptation… C’était plus facile de faire comme elle j’imagine.

Il resta silencieux. Avec Vénus, il était toujours question de fierté. Elle la faisait passer avant tout. Vulcain s'efforçait toujours de s'expliquer le comportement des autres; tirer des conclusions le calmait. Mais il n'avait pas envie de calme à ce moment. Il voulait remonter le temps, se présenter au souper et humilier tout le monde. Il termina son deuxième verre.

-Et ce stupide repas, tu devrais être content de ne pas y avoir été invité. Ce devait être du vrai n'importe quoi... Un défilé d’hypocrisie et un concours d’ego à la fois.

-Non non… tu vois, j'aurais a-do-ré y être. Vénus ne m'a pas invité précisément parce que c'est envers moi qu'elle est le plus en tort. L'aveu à Mars lui donne au moins un fils, l'aveu à Cupidon lui donne un père… Mais devant moi, son aveu ramène sur elle le blâme dans notre relation. Je lui aurais fait perdre le concours d'ego! J'aurais aimé voir la gueule de Mars de se faire annoncer ça des siècles en retard, comme si c'était encore une nouvelle.

Mars n'était pas assez con pour ignorer que Cupidon était son fils biologique. Ni assez con pour s'être imposé dans un tableau familial qui le rejetait. Vulcain lui en voulait pour la forme - il avait quand même couché avec sa femme - mais il comprenait la distance qu'il avait gardée avec son fils. À sa place, il n'aurait probablement pas non plus cherché à avoir un rôle dans la vie de Cupidon sans y être invité. Ou il aurait kidnappé le bébé pour faire chier tout le monde. Selon les observations de Hel, Mars et Cupidon passaient du temps ensemble. C'était ridicule. Pourquoi essayer de construire un lien sur des bases aussi vides? Cupidon était un grand enfant, il se cherchait encore probablement un père pour combler tout ce qu'il n'avait pas pu trouver en lui. Mais Mars? Que pouvait-il attendre d'un fils qui avait attendu des siècles et la permission de sa mère pour seulement lui parler?

-Mars ne sera jamais autant un père pour Cupidon que toi tu l’as été. Oui, c’est son père biologique, mais c’est toi qui l’a élevé et éduqué. N’oublie jamais ça. Ils pourront toujours essayer, tu seras toujours là entre eux deux, symboliquement du moins, pour leur rappeler que Mars n’était pas toujours là.

Regard de biais. Hel se montrait gentille, c'était bizarre. Habituellement, elle manifestait ses bonnes intentions beaucoup plus sèchement. La situation semblait la toucher assez pour qu'elle fasse un effort de douceur.

Vulcain se sentit bouger sans en avoir pris la décision.

-Tu sais que je déteste quand tu décides que je suis ton petit jouet, dit-il avec un demi-sourire sans résister au pouvoir.

Il prépara le verre en silence. Vénus avait juste agi comme elle le faisait toujours. Tout tournait autour de sa petite personne et les effets sur les autres n'avaient pas d'importance. Cupidon non plus ne l'étonnait pas: il avait rampé devant Vénus puis il avait fait des roulades devant quelqu'un à impressionner. La mère et le fils se nourrissaient de leur image et de l'approbation des autres.

- J'ai joué au père en étant le seul à y croire, dit-il calmement.

La conclusion venait avec un sentiment de vide.

-Ça les arrangeait de me garder tant qu'on pouvait renvoyer une belle image de famille unie malgré les problèmes. Maintenant que les tempêtes sont passées, je ne leur sers plus, donc ils me jettent.

Alec avait vu revenir dans sa vie plusieurs des filles qu'il avait humiliées. Certaines lui avaient fait des avances, probablement pour se venger, d'autres avaient exigé des explications ou des excuses et d'autres encore avaient désespérément feint l'indifférence tout en s'assurant d'être remarquées. Il n'avait pas accordé d'intérêt particulier à la présence de Chloe après leur relation, lui prêtant des intentions ordinaires. Il était de toute manière passé à autre chose que la séduction de pauvres filles; il se fichait bien d'elle et de toutes les autres. Puis, en découvrant son identité de déesse, il avait compris son intérêt stratégique et, même s'il se méfiait d'elle, il respectait son approche. Il n'avait développé ni habitude ni talent pour se faire des alliés, même après plusieurs siècles. On lui avait collé une étiquette de rejeté dès sa naissance et il avait choisi de s'en contenter. Avec la certitude de ne pas être aimé comme point de départ, aucune relation ne pouvait être décevante.

Les rares efforts sociaux que Vulcain avait faits par le passé avaient été pour Vénus ou pour son art. Depuis la brèche, il avait pu repartir à neuf, mais il ne s'était pas bâti un grand cercle d'amis. Il s'était surtout entouré de connaissances utiles pour faire avancer son entreprise et son statut social – maintenant qu'il le pouvait – et de quelques personnes ayant retenu son attention. Le choix de Hel de le traiter comme une alliance potentielle ne le motivait pas à s'impliquer dans ses projets politiques, mais il avait vite éveillé sa curiosité. Beaucoup de divinités recherchaient des alliés, mais celles qui étaient puissantes passaient rarement par-dessus une humiliation. Hel avait eu son propre royaume, avait été crainte encore davantage que son père et était passée dans ce monde sans utiliser la brèche. Sa puissance ne faisait pas de doute. Avoir passé des siècles à côtoyer des âmes de rejetés, de lâches et de perdants lui avait peut-être fait développer une vision particulière de ce qui pouvait être pardonné ou justifié.

-Remarque, il n’est pas le plus perspicace de tous… Il est un bon stratège, mais pas très bon pour les devinettes, c’est plutôt du genre à tout détruire et poser les questions après...

Ce n'était pas sa première allusion négative aux dieux de la guerre en général. Ils n'étaient visiblement pas ses préférés. Après tout, elle s'était ramassé les âmes de ceux qui n'avaient pas voulu se mêler aux combats violents pour mourir avec honneur – un concept de plus pour motiver les humains à servir certains dieux plutôt que d'autres. Vulcain n'avait pas été impliqué directement dans de grands conflits, en grande partie parce que peu de disputes de dieux l'avaient intéressé. Qui était la plus belle? Qui dirigeait? Qui couchait avec qui? Les petites colères des autres ne le concernaient pas assez pour qu'il s'en mêle.

-Et tu sais que j’adore te faire enrager.

Vulcain ne résista pas au pouvoir, comme il en avait l'habitude. Il était curieux de tester qui gagnerait s'ils s'affrontaient en mettant tous les deux leurs pleines capacités, mais il n'avait en même temps pas envie de s'attarder sur la puissance qu'il avait perdue en modifiant son apparence quand il était passé par la brèche. Son impulsivité l'avait fait reculer en magie, mais cette régression valait la beauté qu'il s'était offerte. D'ailleurs, les forces qu'il avait reprises en quelques années lui prouvaient que son affaiblissement était soit temporaire soit psychologique.

-Est-ce vraiment si désolant?

Un regard noir accueillit la pique. La gentillesse de la déesse trouvait rapidement ses limites. Hel n'avait jamais eu beaucoup de patience pour ses envolées dramatiques. Leur amitié n'avait pas changé sa manière sèche de le secouer quand il se laissait emporter par ses émotions. Il ne savait pas doser. Soit quelque chose ne lui faisait rien, soit il implosait. Vénus l'avait souvent davantage enflammé en exigeant de lui des efforts qu'il n'était pas prêt à fournir ou en se fâchant autant que lui. Hel le ramenait à la raison par le chemin le plus simple : le forcer à voir son dérapage.

-Qu’est-ce que ça changes en fait? Tu savais déjà que ce n’était pas ton fils, donc la nouvelle n’est pas fraîche pour toi et ce n’est pas comme si tu passais beaucoup de temps avec Cupidon non plus… alors qu’est-ce que ça fait?

Il ne lui avait jamais confirmé qu'il savait ne pas être le père biologique de Cupidon. Hel l'avait déduit et s'en servait pour souligner le ridicule de sa réaction. Lui résister ou nier ne servirait qu'à s'enfoncer davantage.

-J'imagine que ça ne change rien concrètement, concéda-t-il sur un ton plus calme. Mais je n'aime pas voir mon implication effacée, ni confirmer comment je me suis laissé manipuler.

Il soupira.

-Je te promets quand même de ne pas aller bouder sous les océans, ajouta-t-il en réprimant à moitié un sourire.

-Tu n’as pas besoin d’eux. C’est même tant mieux qu’ils t’aient exclus, comme ça tu n’as plus de raisons de jouer les gentils avec eux.

-Mouais…

Leur attitude ne donnait pas envie d'être mature. Avant aujourd'hui, Vulcain ne prévoyait déjà pas reprendre contact avec eux le premier. La situation le motivait maintenant à se montrer désagréable si l'un ou l'autre tentait quelque chose.

-Merci pour les informations.

Il s'installa à table avec le verre qu'il s'était préparé quelques minutes plus tôt.

-Tu aimes la perle? demanda-t-il en prenant la grosse perle qui avait intéressé la déesse. Je voulais te demander si tu avais envie d'un diadème original pour le gala de la semaine prochaine.

Hel n’était pas du genre à ressasser le passé. Et elle détestait ceux qui le faisait quotidiennement. C’est pourquoi sa patience avec Vulcain était courte quand il tombait dans le mélodrame. Ce n’était pas la première fois qu’ils avaient une discussion du genre et elle commençait à en avoir plus que ras-le-bol de l’entendre radoter ses vieilles histoires. Elle ne repensait pas à sa vie en tant que Kyle. Elle n’avait gardé de cette vie que son nom et ses contacts. Elle n’en voyait pas l’intérêt ni l’utilité. Passer des heures à se demander ce qu’elle aurait pu faire différemment et ce qu’elle serait maintenant si sa couverture n’avait pas éclaté, ça ne changerait rien à ce qui était arrivé. Elle ne faisait pas comme si rien ne lui était arrivé dans le passé, mais elle l’utilisait plutôt sainement pour avancer. Plutôt que de la retenir sous l’eau en essayant de la noyer dans les souvenirs et les regrets, son passé la propulsait vers l’avant, lui donnant comme des ailes pour l’aider à surmonter les nouvelles épreuves sur sa route. Par exemple, elle était prête à ce que son père essaie de l’isoler, encore une fois, parce qu’il l’avait fait dans le passé et elle ne se laisserait pas faire cette fois.

Chloe avait une facilité pour convaincre les gens et pour les rallier à la cause qu’elle voulait. Mais elle ne savait pas encore à quel point elle y tenait. Elle se mettait parfois à penser au fait qu’elle était contente que ce soit son père qui prendrait le pouvoir, parce qu’elle ne savait pas si elle était faite pour cette vie. Elle se surprenait parfois à s’ennuyer de sa vie banale de policière. Et elle ne savait pas ce que ça lui ferait d’être quelque part où personne ne connaissait l’existence de la magie et des dieux et qu’elle soit donc forcée de vivre une vie normale. Est-ce que ça lui manquerait vraiment? En même temps, elle ne pouvait pas nier comment elle se sentait quand elle avait un public qui l’admirait, ni comment elle était satisfaite de percevoir la crainte dans les yeux de certaines créatures qui la croisaient. Elle aimait être crainte autant qu’être vénérée.

-J'imagine que ça ne change rien concrètement, mais je n'aime pas voir mon implication effacée, ni confirmer comment je me suis laissé manipuler.

-Personne n’apprécie vraiment de se faire mettre ses travers et ses erreurs en plein visage, je te le concède.

Elle lui fit un clin d’oeil.

-Je te promets quand même de ne pas aller bouder sous les océans.

Chloe, qui avait pris une grande gorgée de son nouveau verre, passa proche de s’étouffer avec ce qu’elle buvait parce qu’elle éclata de rire. Elle aimait vraiment de pouvoir remettre son ami à sa place et qu’il ne s’en offusque pas. Elle lui disait franchement ce qu’elle pensait, souvent sans douceur, mais s’il sentait qu’elle avait raison (et elle avait souvent raison) ils passaient à autre chose. Et ensuite, Vulcain savait dédramatiser. Il avait toujours la remarque pour la faire rire.

-Oh alors c’est que tu en as fait du chemin depuis le temps! Bravo!

Elle continua de rire en l’applaudissant faiblement, mais rapidement, quelques secondes.

-Mouais… Merci pour les informations.

Chloe n’avait pas vraiment aimé être la porteuse de mauvaises nouvelles, mais elle trouvait que son ami méritait de savoir la vérité. Elle s’était promis de toujours lui dire ce qu’elle découvrirait qui le concernait directement. Hel retourna vers la table, avec son nouveau verre, et, quand elle arriva à côté de lui, posa sa main sur l’épaule de Vulcain et la serra doucement, en guise de support, puis elle se rassit en face de lui. Elle hésita à prendre sa main, mais elle ne voulait pas être trop intense, alors elle prit une gorgée à la place.

-Je suis désolée qu’ils soient aussi cons, mais comme je t’ai dit, tu es vraiment mieux sans eux.

-Tu aimes la perle? Je voulais te demander si tu avais envie d'un diadème original pour le gala de la semaine prochaine.

Chloe eut envie d’utiliser son pouvoir pour qu’il se mette la perle dans le nez pour pouvoir lui dire qu’il était répugnant, mais elle ne le fit pas. C’était quand même très puéril comme idée. Elle lui vola la perle et recommença à la faire tourner entre son pouce et son index.

-C’est une invitation?

Hel lui tira la langue. Ils n’allaient pas sur ce terrain. Ils n’étaient généralement pas vraiment en mode flirt, vu leur passé. D’ailleurs, ils n’allaient jamais vraiment officiellement ensemble aux événements, mais finissaient par passer la soirée l’un avec l’autre. Sauf si l’un ou l’autre d’entre eux arrivait avec quelqu’un d’autre, ils se présentaient généralement dans le même temps de la soirée et se retrouvaient rapidement à l’intérieur pour médire, boire et rigoler.

-Quel genre de diadème? Il n’aurait pas qu’une seule perle j’espère? N’oublie pas que je suis une déesse souveraine et une princesse après tout!

Chloe voyait bien qu’il y avait d’autres perles sur la table, elle voulait juste le taquiner. Elle savait que le diadème serait à couper le souffle, tellement qu’elle ne s’en sentirait probablement même pas digne, comme certains autres bijoux que Vulcain lui avait fait, et c’est d’ailleurs parce qu’elle était mal-à-l’aise de sa proposition qu’elle essayait de faire des blagues sur son statut.

Vulcain s’était vaguement intéressé aux fréquentations de Hel. Il la savait entourée principalement d’alliés politiques pour ses futurs projets, dont très peu semblaient vraiment compter pour elle. Certains sortaient cependant des rangs. Hel servait officiellement les plans de son père, mais plusieurs de ses alliés n’avaient soit pas de motivation claire à suivre Loki ou encore pas d’utilité en tant que force de frappe directe, ce qui faisait d’eux un choix étrange pour Loki. Ils semblaient souvent assez attachés à Hel, qui entretenait leur amitié plutôt que leur ambition. Se construisait-elle un cercle social sur lequel elle garderait le contrôle? En plusieurs années, même depuis sa séparation de Kyle, elle s’était peu intégrée à la société de New York. Elle faisait des apparitions lors des événements importants, soignait son image et savait entretenir une conversation dans une soirée mondaine, mais Vulcain ne chassait pas l’impression qu’elle aurait pu tout balayer et repartir sur de nouvelles bases sans émotion, comme si elle n’était attachée à rien.

Le dieu avait repensé à leur ancienne relation et à comment Hel lui avait fait une belle crise quand il l’avait laissée tomber, et il hésitait sur quoi en penser maintenant qu'il la connaissait mieux. Avait-elle exagéré sa réaction à l’époque, se forçant à ressentir une intensité qu’elle avait du mal à retrouver hors de sa mythologie d’origine? Ils n’avaient pas abordé ce type de sujets ensemble. Hel avait tendance à fuir la vulnérabilité et, quand il n’était pas question de blâmer Vénus en ayant trop bu, Vulcain avait du mal aussi à gérer les sujets émotifs. De toute manière, pourquoi en parler? Ils étaient tous les deux passés à autre chose.

En plus de s’efforcer à regagner la puissance magique épuisée pour sa transformation lors du passage par la brèche, Vulcain s’était davantage penché sur ses talents de créateur d’objets magiques. La maîtrise de cet art sous-estimé n’avait jamais cessé de le passionner. Il avait insufflé de petites doses de magie dans beaucoup de ses œuvres pour le grand public, surtout pour faire des tests. Selon les spécialisations, ses clients avaient affiché plus d’énergie, de résistance et même d’intérêt à revenir acheter et à parler du créateur de leurs bijoux. Vulcain mettait aussi le retour graduel de sa grande puissance sur ces gens qui, en quelque sorte, l’adoraient. Il fallait les y encourager. Le dieu avait aussi entamé des modifications sur sa canne, inspiré notamment par le trident de Neptune qui lui servait de catalyseur magique – il y avait pensé en croisant l’autre dieu à une soirée mondaine.

-Oh alors c’est que tu en as fait du chemin depuis le temps! Bravo!

Il sourit et leva son verre en faisant le mouvement de se porter un toast.

-Je suis désolée qu’ils soient aussi cons, mais comme je t’ai dit, tu es vraiment mieux sans eux.

Le soutien de Hel lui faisait plaisir. Sa manière d’essayer d’être douce après l’avoir secoué amusa Vulcain. Ce n’était pas naturel chez elle, elle faisait un effort pour lui.

Les bijoux qu’il offrait à Hel venaient presque toujours avec un petit aspect magique utile pour l’événement où elle les portait. Le diadème qu’il comptait créer avec l’énorme perle allait dégager une aura de réconfort. Dans une soirée où se multipliaient les occasions de se comparer et de stresser à propos du jugement des autres, on retiendrait de Chloe Harrisson le soulagement apporté par sa proximité. Vulcain variait les effets de ses cadeaux à la déesse, qui jouait à découvrir ce qu’ils lui offraient comme avantage.

-C’est une invitation?

[colr=green]-Comme toujours,[/color] dit-il sur le même ton.

Comme avec Deborah, il percevait une attirance chez elle. En fait, comme avec beaucoup de femmes. Il n’avait rien à se prouver au jeu de la séduction. Même en étant le dieu le plus laid de son époque, il avait décroché la déesse de l’amour comme épouse, pour ne nommer qu’un seul exemple. Mais Deborah et Hel étaient des amies, il ne les traitait pas comme des conquêtes ordinaires. Il laissait parfois échapper des répliques ambigües, par habitude et parce que ça l’amusait, mais il ne provoquait pas de malaise avec elles et se montrait respectueux. Son traitement des deux femmes était semblable à première vue, mais il avait avec Hel une complicité particulière, et la passion qu'elle éveillait chez lui l'incitait encore davantage à la prudence.

-Quel genre de diadème? Il n’aurait pas qu’une seule perle j’espère? N’oublie pas que je suis une déesse souveraine et une princesse après tout!

-Oui, une seule perle, et je pensais le faire en fil de fer d’artisanat bon marché. Et faudrait te brancher: reine ou princesse, ça fait une grande différence sur le style du diadème, dit-il avec un sourire moqueur.

Malgré la raison peu enthousiasmante de la visite de la déesse, l'ambiance s'était vite détendue. Ni l'un ni l'autre n'avait de goût pour s'étendre longuement sur un problème qui ne demandait pas d'action. Les plans étaient donc passés à blaguer, boire et dire des conneries. Et boire encore. Plus tard, ils iraient peut-être dans un bar. Hel aimait mettre le bordel dans le quartier Grey et Vulcain avait toujours eu une attirance pour le chaos.