Voir des gens. Leur parler. Faire semblant de ne pas à tout moment avoir envie de les tuer. Maintenir une vie sociale acceptable était un défi continuel pour Matt Fowl. En des siècles d’existence, il avait accumulé de l’expérience en divers domaines, mais jamais sa patience ne s’était allongée. Lors des soirées mondaines, il lui fallait donc pas mal de contrôle, et un minimum d’alcool, pour ne pas noyer les gens dans le bol à punch ou les étrangler avec la sangle d’un sac à main chic. Les rares fois où on pouvait le surprendre à sourire, il était généralement en train de s’imaginer un peu de violence pour s’apaiser.
Il avait accompagné Gabrielle à cette soirée en s’habillant entièrement de noir, comme à son habitude. Plus que ses goûts – même s’il aimait se vêtir de noir –, l’envie de paraître un peu plus inquiétant le motivait à adopter ce look quand il risquait de se retrouver devant des ennemis. Comme les personnes intéressées par briller socialement se révélaient souvent dangereuses, soit par leur ruse soit par leur stupidité, cet événement promettait des interactions où une dissuasion rapide de le faire chier ne pourrait pas nuire. Et Gabrielle le trouvait sexy en noir.
Matt choisissait les soirées auxquelles il assistait, en les réduisant au minimum. Plus il se gardait d’énergie pour socialiser, plus il avait envie de faire des efforts. Son poste de rédacteur en chef exigeait sa présence à certains événements, et sa relation avec la directrice de Venus Industries ajoutait des occasions à ne pas manquer. Pour Gabrielle, il faisait plus que faire acte de présence seulement le temps d’être vu. Il restait aussi longtemps qu’elle le souhaitait et, en retour, elle ne s’attendait pas à le voir à chacun des nombreux cocktails ni à ce qu’il fasse semblant de devenir ami avec les maris de ses contacts d’affaires.
Depuis qu’ils avaient tous deux pris leurs distances avec la guerre politique de New York, ils menaient une vie plus calme. Devant l’échec d’Elisa et son apparent contentement dans celui-ci, Matt n’avait pas forcé de solutions pour reprendre ce qui avait été enlevé à leur camp. Il ne s’imposerait pas en leader, par paresse et par manque d’envie de mener. Trop de responsabilités, trop d’attentes à combler, trop d’interdictions de changer d’avis. Il était resté en bons termes avec la déesse grecque, malgré sa déception devant ce qu’il jugeait comme de la faiblesse. Elle était l’une des très rares amies de Gabrielle. Il se forçait donc à la tolérer dans son entourage, à lui faire la conversation de manière civilisée et même à la soutenir officiellement dans le peu de choses qu’elle entreprenait. Mais il ne l’aimait pas.
Matt entra dans la salle où se tenait le cocktail annuel 2021 de Venus Industries la tête haute, comme il le faisait partout. Sans sourire, évidemment. Un serveur l’assaillit avant qu’il ait eu le temps de faire plus que quelques pas. Il accepta le champagne et remercia le serveur d’un distrait signe de tête avant de continuer son chemin. Beaucoup de monde. Personne de vraiment intéressant parmi les invités.
Son air naturellement ennuyé s’effaça pour céder la place à un peu de joie en rencontrant le regard de la plus belle femme du monde et il s’avança vers elle en ignorant une journaliste conne du Times qui le saluait d’une voix aiguë. Une fois près d’elle, il a dévora du regard et prit sa main doucement.
-Je ne ferai évidemment pas semblant d’être étonné que tu sois magnifique une fois de plus.Il lui sourit et lâcha sa main.
-La soirée est déjà une réussite. Encore rien de surprenant.La beauté et la popularité comptaient parmi les domaines dans lesquels Gabrielle ne connaissait jamais l’échec. Elle le savait. Tout le monde le savait.
-Mme Englebert! Pourquoi s’adresser à quelqu’un si fort?
-Vous êtes très belle! brama une mannequin aux allures adolescentes entourée de ses semblables qui hochaient la tête.
Vous ne faites pas vraiment votre âge.Matt ne réagit pas, malgré les dizaines de réponses cruelles se bousculant dans sa tête. Et c’était sans compter les possibilités violentes que lui inspiraient le collier de cette fille, sa longue tresse ou encore la solide statue à deux mètres d’elle. Il laissait Gabrielle décider du châtiment de cette sotte, prêt à lui faire plaisir si elle lui laissait comprendre qu’elle espérait une action de sa part.