Ce ne sont pas tous les meurtriers qui se cachent pour tuer [PV Elisa]

Les dieux finnois avaient organisés une réception grandiose pour marquer le début de leur petit festival de pêche. Afin de célébrer les récoltes de l’année, ils avaient organisé trois jours de festivités avec différents événements, des spectacles, des conférences et bien sûr des concours de pêcheurs. C’était la première année qu’ils l’organisaient, mais ils avaient espoir que ce soit un succès. Après tout, la ville avait bien besoin de distractions et de positivisme. Le coup d’envoi de leur festival était donc un banquet grandiose où toute la bourgeoisie de New York avait été conviée pour célébrer avec eux. Le restaurant dans lequel nous nous trouvions était évidemment un restaurant de sushis et le lieu avait été décoré pour l'événement sur le thème des fonds marins. Il y avait un buffet de différents sushis, ainsi que d’autres bouchées avec des fruits de mer ou des poissons comme ingrédient à l’honneur. Tous les employés du restaurant étaient habillés en sirènes. L’équipe de décorateurs s’était donné du mal pour nous submerger dans les flots et faire en sorte qu’on se croyait réellement en plongée. C’était bien, je devais l’avouer. Il y avait de fausses méduses au plafond, des ballons transparents qui flottaient à différentes hauteurs pour faire comme des bulles d’air, des imitations de coraux et d’algues un peu partout contre les fenêtres, les comptoirs, les chaises et les tables et quelques répliques de poissons de grosseurs et de grandeurs différentes qui étaient suspendus également. J’aimais particulièrement les huîtres géantes avec les perles à l’intérieur qui s’ouvraient et se refermaient grâce à un petit moteur. Tout ceci était vraiment créatif.

J’aimais les événements mondains, mais je les détestais à la fois. Je les aimais parce qu’ils étaient divertissants et que c’était toujours bien d’avoir un prétexte de s’habiller plus chic que la normale. Je les aimais aussi parce que je pouvais me pavaner devant tout le monde et vraiment évaluer, ou plutôt analyser, mes compagnons dieux. J’appréciais beaucoup de pouvoir montrer à tous combien et comment j’étais meilleur qu’eux. J’aimais me cacher derrière des éléments de décors pour entendre des conversations privées ou simplement en sortir en criant pour effrayer les passants. D’un autre côté, je détestais ces soirées parce que je n’avais pas toujours le temps de faire le tour de tous les invités présents. Certains passaient donc à côté de ma présence divine et ceci m’empêchait de me mettre à jour avec les potins de tout le monde. De plus, c’était irritant de faire un choix. En effet, j’avais parfois mieux à faire que de venir dans des fêtes et des réceptions. Mon précieux temps valait-il vraiment d’être dépensé en si piètre compagnie?

Ce soir-là, je portais un costume couleur bleu marine. Le revers du veston était de couleur noire. La chemise que je portais était blanche et le nœud papillon, ainsi que la ceinture et mes chaussures étaient noirs. Sur le nœud papillon, par contre, il y avait un fin motif satiné ton sur ton qui imitait des écailles de poisson. La soirée était déjà bien entamée quand je la vis. J’hésitai quelques instants, je ne savais pas trop si je devais vraiment aller vers elle. En même temps, j’y pensais depuis si longtemps que je ne restai pas indécis bien longtemps. Je devais aller lui en parler, je ne pouvais pas faire autrement. Je m’avançai donc vers elle, me plaçai derrière elle et j’attendis qu’elle ait terminé sa conversation avant de me racler bruyamment la gorge, puis je me déplaçai pour être face à elle en lui offrant mon plus charmant sourire.

-Bonsoir, vous êtes ravissante. Je suis heureux de vous voir ici ce soir.

Le ton que j’employais était sincère et calme. Je parlais d’une bonne voix pour qu’elle puisse m’entendre malgré la légère distance entre nous, sans que ce soit exagéré non plus.

-Après le fâcheux incident qui vous est arrivé le mois passé, je ne m’attendais pas à vous croiser, en fait.

Je me penchai légèrement vers son oreille pour pouvoir parler moins fort et lui dire :

-Les meurtriers restent généralement plus longtemps cachés chez eux. J’admire votre audace.

Je me relevai et lui offrit un grand sourire.

-Cheers to that, dis-je en allant cogner mon verre contre le sien.

Je n'étais pas proche de beaucoup de dieux. Ma réputation me précédait; on me l'avait bien fait sentir quand j'avais cherché des alliés dans mon ascension au pouvoir. Ma mythologie, tout comme la mythologie romaine, était exposée, facile à découvrir pour tous. Nos défauts et nos erreurs étaient étalés jusque dans la culture populaire. Cette célébrité servait à la fois de tremplin à notre puissance et de guillotine à notre intégration. On nous craignait, mais on nous croyait vides de surprises. Les gens, divins ou non, se sentaient en sécurité dans leurs certitudes. Il ne fallait pas s'attendre à ce qu'ils cherchent à les mettre à l'épreuve. J'avais vite accepté que la nouvelle vie que m'offrait New York ne commençait pas sur un départ neuf. Je faisais au mieux avec les cartes que j'avais en mains.

Les dieux finnois qui avaient passé la brèche m'étaient plutôt inconnus. Je m'étais informée sur l'identité des dieux en ville, sans retenir chaque nom et chaque spécialité, et j'avais conservé une liste après ma démission de la mairie. Les dieux qui avaient organisé l'événement de ce soir ne se démarquaient pas assez pour que je me sois penchée sur leur cas dans un angle politique. J'étais venue à leur banquet ce soir par intérêt pour l'événement et pour voir de plus près leur milieu. Investis dans la pêche, ils contrôlaient la majorité du marché. J'appréciais leur choix de rester apparemment dans l'ombre tout en s'offrant un succès financier et une certaine popularité dans leur milieu.

J'avais repris ma carrière en droit près d'un an, le temps que les choses se calment à la mairie et que Zeus arrête ses enfantillages avec notre divorce. Je continuais à diriger mon cabinet, mais de loin. J'avais choisi des avocats redoutables pour le garder au top pendant que je m'investissais auprès du peuple. Je surfais sur la qualité que la population me trouvait: je lui voulais du bien. En tant que ministre, je défendais donc officiellement les droits des citoyens depuis quelques mois. Je choisissais bien sûr ce que je faisais valoir et ce qui "était malheureusement impossible pour le moment". Cette position me permettait de garder un œil sur ce qui se passait à la mairie et de relancer ma popularité. Mon rôle positif aux yeux du peuple me garantissait une place durable maintenant que je n'avais plus de liens officiels avec mon ancien parti.

On me conviait encore aux plus grandes soirées mondaines. Comme je n'étais plus mairesse, je n'étais plus tenue d'éviter les événements plus petits pour donner l'impression de ne favoriser personne. Ma séparation m'offrait aussi la liberté de me déplacer sans avoir à justifier l'absence de mon mari. J'acceptais donc plus d'invitations.

Sortir me faisait toujours du bien, malgré le stress qu'aller faire la belle suscitait. J'avais l'habitude qu'on essaie de me provoquer, notamment en abordant mon divorce ou mon échec à la tête de la ville, et mes réponses travaillées se répétaient et s'affinaient avec chaque nouvel interlocuteur malintentionné. New York me demandait une attitude différente de mes colères du temps de l'Olympe, même si l'envie de tuer les journalistes arrogants ne me quittait que rarement.

Après avoir salué quelques personnes, j'étais allée me présenter au couple Niemi avec chaleur en les félicitant à la fois sur leur entreprise et sur leur soirée. Ahti s'était vite lancé dans une tirade enthousiaste sur sa passion pour la pêche et sur leurs projets d'expansion de leur flotte. Je l'avais encouragé avec quelques questions. Accrochée à son bras, Vellamo s'était montrée beaucoup plus réservée. J'avais senti son regard pesant sur moi à chacune de mes paroles. Elle ne m'avait rien dit en dehors de rapides salutations et de remerciements las. J'avais assez rapidement cédé ma place auprès du couple vedette à un restaurateur du quartier Helheim et j'étais allée me chercher un verre.

Je passai les heures suivantes entre les entrepreneurs qui profitaient de mon célibat pour me draguer et les curieux qui essayaient de me faire parler de la mairie et de mon divorce.

-Bonsoir, vous êtes ravissante. Je suis heureux de vous voir ici ce soir.

Neptune m'adressait la parole pour la première fois. Pourquoi était-il heureux de me voir en particulier? Il avait l'habitude de faire tomber toutes les femmes. Le décolleté de ma robe, pourtant peu vertigineux, l'avait peut-être attiré. Je portais une longue robe bustier bleu bondi à fines paillettes. Je m'étais un peu prêtée au thème avec de petites boucles d'oreilles en coquillages, en or, et de fines perles intégrées à ma coiffure.

-Bonsoir, M. Sinclair, dis-je avec un sourire.

-Après le fâcheux incident qui vous est arrivé le mois passé, je ne m’attendais pas à vous croiser, en fait.

Je perdis mon sourire. Il était là pour me provoquer. Un de plus…

-Les meurtriers restent généralement plus longtemps cachés chez eux. J’admire votre audace. Cheers to that.

Je restai immobile quelques secondes, figée par la rage, puis je portai mon verre à mes lèvres avec un sourire pour honorer son toast.

-Je vois que les rumeurs n'ont pas tardé à se faire entendre de n'importe qui, dis-je en appuyant bien sur les derniers mots.

Je fis faire trois tour au vin dans mon verre avant d'enchaîner sur un ton détaché:

-Certains problèmes exigent des solutions brutales, ce n'est rien de nouveau.

Depuis que Salacia m’avait quitté, je ne m’étais replongé dans aucune relation amoureuse sérieuse. J’avais réellement aimé cette femme et son départ m’avait blessé. Je ne me disais pas que je ne pourrais plus jamais faire confiance ni aimer comme je l’aimais, je n’étais pas pessimiste, mais c’est certain que j’étais différent maintenant en amour. Je ne cherchais pas vraiment le grand amour non plus. J’étais satisfait avec ce que je vivais pour le moment. Et je me disais également que, bien souvent, plus tu veux trouver et moins tu y arriveras. Un peu comme l’histoire clichée de la fille qui cherche désespérément son prince charmant, qui pour le faire multiplies les relations qui finissent mal et qu’elle ne voit pas que son meilleur ami serait en fait parfait pour elle. Ou comme parfois quand un couple qui veut des enfants se met à en faire une obsession, ce qui ralentit le processus à cause du stress qu’ils se mettent pour y arriver. Ou comme quand on cherchais désespérément un objet en particulier parce qu’on en a vraiment besoin là-tout de suite-maintenant, que c’est une question de vie et de mort et qu’on ne le trouve pas à temps et ça nous met en rogne et qu’on tombais finalement dessus par hasard quelques jours plus tard. Quand on cherche trop à atteindre une genre de perfection, ça nous brouille les idées. En amour, je préférais donc garder mes options ouvertes, garder tout cela dans la légèreté et pouvoir profiter de chaque moment sans me poser trop de questions.

J’avais donc eu plusieurs conquêtes depuis la brèche. Les journaux à potins avaient eu de quoi se régaler. J’avais déjà lu que certains faisaient des paris à savoir qui j’allais fréquenter. Ça ne me blessait pas, au contraire. Je n’étais pas le seul célibataire à profiter de mon titre, j’étais juste celui de qui on aimait le plus parler. Le nom et le nombre de mes conquêtes pouvait être retracé dans les journaux à potins, mais je n’avais personnellement pas fait de compilation. C’était généralement des humaines ou de faibles créatures, toujours très belles, très intéressées mais peu intéressantes. Je ne me voyais jamais passer plus que quelques mois avec elles, parce qu’elles finissaient par m’ennuyer. Je ne voulais pas être en couple avec la femme qui trouverait le remède du cancer, mais j’avais besoin d’un minimum de challenge intellectuel. Même si je n’étais pas en quête du grand amour, je savais ce que je voulais. J’avais une liste mentale de critères que je recherchais, de particularités que j’appréciais. La liste n’était pas particulièrement longue et tous les items sur la liste correspondaient pour moi au gros bon sens. En gros, je cherchais une femme jolie, drôle, travaillante et capable de réflexion moyennement soutenue. Et ce n’était pas les mannequins, les journalistes, les athlètes et les actrices que j’avais côtoyées qui correspondaient à mes critères, même si je ne cherchais pas vraiment. Après toutes ces années en couple, j’avais besoin de me retrouver en ma si merveilleuse compagnie. De toute façon, la liste de celles qui voulaient bien se mettre en couple avec moi était longue, j’avais l’embarras du choix si je décidais de réduire mes critères.

-Bonsoir, M. Sinclair.

Je trouvais son sourire de bon augure. J’avais hâte de voir la tournure de notre conversation. Je regrettais presque de venir lui parler pour être désagréable. Presque.

En me penchant un peu dans les histoires d’Elisa, je n’avais pu m’empêcher de me demander comment elle avait vécu son divorce, même si nos histoires étaient différentes, ayant moi-même passé par là, je pouvais comprendre. Mais comme nous n’étions pas proches, je ne lui en parlerais pas.

-Je vois que les rumeurs n'ont pas tardé à se faire entendre de n'importe qui.

Je levais les sourcils et fit une courte moue boudeuse.

-Roh allez, on peut être honnêtes l’un envers l’autre. On sait tous les deux que ce ne sont pas des rumeurs et, surtout, on sait que je ne suis pas n’importe qui. Il faudra trouver mieux pour m’insulter ou me faire fuir quand même…

Et je lui fis un clin d’œil.

Pendant qu’elle faisait tourner son vin dans sa coupe, je me permis de regarder avec respect et classe ce qu’elle portait. J’appréciais son détachement, j’avais de la difficulté à savoir si elle le feignait complètement ou non. Elle avait prit un instant avant de parler, suite à ma remarque, mais elle semblait tellement en contrôle maintenant que c’était ardu de bien identifier son émotion. J’appréciais également la couleur de sa robe et les détails liés aux fonds marins qu’elle avait intégré dans son look.

-Jolies boucles d’oreilles.

Je n’étais pas volontairement séducteur, j’aimais juste souligner les belles choses que je voyais. Et comme elles brillaient, je les avaient rapidement remarquées.

-Certains problèmes exigent des solutions brutales, ce n'est rien de nouveau.

-Je suis bien d’accord. Cependant, certaines personnes pourraient croire à un abus de pouvoir de votre part. Après tout, ce n’était que de petits loups-garous. Est-ce que vous auriez des détails à me donner sur ce qui s’est passé?

Je pris une gorgée de mon verre.

-Vous n’êtes évidemment pas obligée et je ne vous le demande que dans le but de pouvoir donner l’heure juste si quelqu’un venait à dire du mal de vous devant moi. Pas que vous ayez besoin de protection ou d’être sauvée, bien au contraire, votre puissance n'est pas discutable, mais j’aime mieux quand il n’y a pas de trop de mensonges dans l’air.

Je lui offrit mon sourire le plus mielleux et sincère.

Je taisais mon pouvoir de télépathie au maximum dans les événements mondains par prudence. On pouvait m'observer sans que je le remarque. De toute manière, choisir une personne sur laquelle me concentrer en profondeur risquait de me faire manquer une intervention importante. Les pensées immédiates des gens en disaient souvent moins sur leur psychologie que leur attitude quand ils essayaient de bien paraître. Plus tôt, j'avais rapidement capté que Vellamo se méfiait de mes intentions et qu'elle détestait les divinités puissantes, mais cette information ne valait pas d'être creusée quand je pouvais observer ses mains agrippées solidement à son mari et son expression ennuyée, et voir que ni sa peur ni son dédain ne la faisaient essayer de me plaire, quitter Ahti pour s'éloigner de moi ou prendre la parole à sa place pour tenter de contrôler ce qu'il me donnait comme informations. Fière et calme, elle avait confiance en son mari. C'était beaucoup plus intéressant que les détails de son animosité. La plupart des divinités partaient avec une base de sentiments négatifs envers moi. J'avais l'habitude de contourner leurs réticences si je les voulais de mon côté.

Plus que les paroles de Neptune, c'était son attitude qui me dérangeait. Non seulement il était venu spécialement pour me provoquer, mais il le faisait en plus en laissant voir son grand amusement. Ma réputation de déesse impatiente et enflammée lui avait peut-être donné envie de tenter de me faire réagir pour se distraire. Les dieux puissants étaient souvent prêts à n'importe quoi pour amoindrir l'ennui après des siècles d'expériences qui finissaient par se ressembler. Se pensait-il spécial avec sa manière d'essayer de me mettre en colère? Beaucoup de dieux et encore plus de mortels avaient joué avec mes nerfs, et certains avaient trouvé la mort ou un châtiment cruel. L'époque me forçait à montrer une certaine retenue; Neptune ne pouvait l'ignorer. Cela faisait peut-être même parti de son jeu. Mais je pouvais aussi jouer.

J'avais vite adopté une attitude nonchalante, loin de ce que le sujet qu'il me forçait à aborder était censé susciter chez moi, mais j'étais prête à le laisser sur une réplique cassante s'il ne reculait pas un peu.

-Roh allez, on peut être honnêtes l’un envers l’autre. On sait tous les deux que ce ne sont pas des rumeurs et, surtout, on sait que je ne suis pas n’importe qui. Il faudra trouver mieux pour m’insulter ou me faire fuir quand même…

Je ne camouflai pas mon air ennuyé. Il ne pouvait pas m'aborder aussi brusquement et s'offusquer de mon hostilité. Je ne réagis pas à son clin d'oeil. En tant que dieu souverain dans sa mythologie, il avait certainement l'habitude d'être respecté, voire même approuvé, malgré ses défauts et ses écarts, mais il ne m'impressionnait pas. Zeus, Poséidon et Hadès s'étaient toujours comportés comme si le monde leur appartenait – et il leur appartenait effectivement – mais je ne m'étais inclinée devant aucun d'eux tant que je n'y avais pas été forcée.

-Je n'ai pas besoin de vous faire fuir, je n'ai qu'à m'éloigner si votre présence m'ennuie trop. Mais merci de la suggestion.

Nouveau sourire, volontairement non sincère.

-Jolies boucles d’oreilles.

Un dieu de la mer émerveillé devant des coquillages, c'était assez mignon. Mon sourire s'adoucit.

-Merci.

J'osais croire que Neptune prenait contact avec moi avec des intentions intéressantes. Je n'avais pas besoin d'un dieu de plus à me mépriser en se basant sur ma réputation ou en me réduisant à l'interprétation d'une seule action. Et il pouvait se livrer à cette activité sans venir me le montrer de près. C'était la manière peu originale dont agissaient tellement de divinités.

-Je suis bien d’accord. Cependant, certaines personnes pourraient croire à un abus de pouvoir de votre part. Après tout, ce n’était que de petits loups-garous. Est-ce que vous auriez des détails à me donner sur ce qui s’est passé?

-Vous vous êtes recyclé en journaliste? dis-je sur un ton las, scannant rapidement les alentours avec ma télépathie à la recherche d'oreilles indiscrètes.

Je n'avais aucune obligation à lui donner des détails sur mes motivations, et pas tellement envie de gâcher ma soirée en revenant sur cette journée où on m'avait sous-estimée, offensée et violentée. La mort de mes agresseurs restait toutefois le point le plus satisfaisant cette malheureuse aventure.

-Les plus puissants n'abusent pas de leur pouvoir; ils l'utilisent.

Je m'étonnai moi-même de la dureté de mes paroles. J'avais l'habitude de feindre plus de clémence, mais je me retrouvais rarement en présence d'autres dieux puissants. Oh non, j'essayais de l'impressionner. Je pris une gorgée de vin.

-Vous n’êtes évidemment pas obligée et je ne vous le demande que dans le but de pouvoir donner l’heure juste si quelqu’un venait à dire du mal de vous devant moi. Pas que vous ayez besoin de protection ou d’être sauvée, bien au contraire, votre puissance n'est pas discutable, mais j’aime mieux quand il n’y a pas de trop de mensonges dans l’air.

Sa confiance était presque contagieuse. Il devait avoir l'habitude d'embrouiller les gens, mais je ne croyais pas à sa bienveillance. Il voulait satisfaire sa curiosité, pas me défendre.

-On n'attaque pas une divinité sans graves conséquences. J'ai pris la solution que tout autre dieu aurait choisie, simplement, dis-je en soulignant l'évidence.

Tuer des mortels gênants était loin d'être révolutionnaire.

-Et c'est bien gentil de votre part de vouloir prendre ma défense alors que nous n'avons ni alliance ni amitié, et noble d'imaginer qu'un mensonge de plus ou de moins puisse changer quelque chose, ajoutai-je sur un ton bien peu sincère.

Je ne me mêlais généralement pas des affaires des autres. J’allais à chacune des rencontres et chaque événement mondain, mais je donnais rarement mon opinion. J’avais bien sûr quelque chose à dire sur tout ce qui se passait et aussi une meilleure façon de gérer les choses qui arrivaient, mais je ne les partageait pas souvent. J’aimais beaucoup mieux les faire parler, s’expliquer, se justifier, pour ensuite pouvoir rire d’eux. Et les juger. Il m’arrivait souvent de me demander si telle ou telle personne avait réellement un cerveau, une capacité de réflexion quelconque, ou si c’était plutôt une plante transformée en forme humaine. La réaction de plusieurs face à des problèmes où la logique de base s’appliquait me laissait souvent perplexe. L’imbécilité des humains et de mes compatriotes dieux me fascinait. C’est pourquoi je me mettais souvent dans des situations qui me permettait de bien l’analyser.

J’étais riche, populaire et avec de l’influence. Je n’avais besoin de l’aide ni de l’approbation de personne, mais tout le monde souhaitait secrètement que je leur parle. C’était ça ma vie.

Je ne me mêlais généralement pas des affaires des autres, donc. Avec l’histoire d’Héra, c’était un peu différent parce que j’avais été sincèrement ébahi de voir les risques qu’elle avait pris. Et je voulais comprendre ce qui l’avais poussé à être aussi grossière. Ce n’était pas la partie meurtre qui m’intéressait. Elle ne s’était jamais caché d’avoir tué dans le passé et, sincèrement, en tant que dieu, qui ne l’avait jamais fait? C’était plus le côté de l’action réalisée avec zéro subtilité qui m’intriguait. Je voulais savoir ce qui avait été différent dans ce cas précis pour qu’elle en vienne à ça. Cependant, je ne voulais pas lui montrer trop d’intérêt. Je sortais donc toute mon attitude pas tellement pour vraiment l’impressionner, mais plutôt pour me la jouer plus désinvolte. Et ça semblait marcher.

-Je n’ai pas besoin de vous faire fuir, je n’ai qu’à m’éloigner si votre présence m’ennuie trop. Mais merci de la suggestion.

* Bon point. * Je devais lui concéder qu’elle se débrouillait bien en joute verbale. Je l’avais remarqué du temps qu’elle était au pouvoir : elle n’avait pas la langue dans sa poche et savait très bien se défendre. Elle était très articulée et c’était tout à son honneur. J'avais eu envie de lui répondre à la blague que c'était bien mignon de sa part de penser que je ne la suivrais pas si elle partait, mais ça me donnait un côté prédateur que je n'aimais pas.

-Merci.

Je la sentis se radoucir un peu, et j'en étais ravi puisque ça m'emplissait d'espoir, mais je ne comprenais pas vraiment pourquoi. Je pouvais bien croire que c’était grâce à mon charme irrésistible, mais je ne pouvais pas en être certain.

-Vous vous êtes recyclé en journaliste?

Et la revoilà qui se refermait. Elle était vraiment dure à suivre. Je la savait puissante et déterminée, mais je ne croyais pas que ce serait aussi difficile de l’approcher. En même temps, je la comprenais d’être un peu sur ses gardes. Depuis son mandat qui était terminé en fiasco, elle ne devait pas avoir l’habitude que les autres dieux viennent la voir pour autre chose que pour la baver. Bon, j’étais un peu venu pour ça aussi, je devais l’avouer, mais bon, je voulais autre chose maintenant.

-Les plus puissants n’abusent pas de leur pouvoir; ils l’utilisent.

-Les plus puissants savent aussi choisir leurs batailles.

* Est-ce que ça avait été son cas? Je ne le saurai sûrement jamais. * Mais ça ne me dérangeait pas autant que je l’aurais cru. Même si je repartirais de cette discussion sans avoir vraiment l’heure juste, j’avais déjà beaucoup appris sur la déesse grecque et ça me plaisait. En tant que dieu souverain, je savais quand je devais réellement sévir et quand il valait mieux garder mes énergies pour autre chose. J’avais souvent eu des duels et des menaces, mais je ne m’étais pas impliqué dans chacune de ces situations. Il y avait des moments où il valait mieux passer et faire passer son message par l’ignorance intentionnelle. Il ne fallait pas toujours à tout prix montrer toute sa puissance et son influence, parce que ça pouvait envoyer le message contraire. En sélectionnant soigneusement ses combats, un dieu se montrait fort aussi.

-On n’attaque pas une divinité sans graves conséquences. J’ai pris la solution que tout autre dieu aurait choisie.

Je n’avais pas pu m’empêcher de faire une moue désapprobatrice. Je pris ensuite une grande gorgée pour essayer de camoufler ce qui venait de se passer sur mon visage. Elle avait raison pour l’attaque, elle n’avait pas raison pour la solution utilisée. Je me penchai légèrement pour m’approcher de son oreille et je lui dis doucement :

-Je n’aurais pas choisi cette solution, just saying...

Puis, je me redressai, lui fit un clin d’oeil – je ne pouvais m’en empêcher – et terminai mon verre.

-Je veux dire, il y avait d’autres moyens de faire passer le message. Des moyens plus... subtils.

Je ne voulais pas qu’elle pense que je la juge, ce n’était, pour une fois, vraiment pas le cas. J’étais dans un état de curiosité et ça me faisait sincèrement changement.

-Et c’est bien gentil de votre part de vouloir prendre ma défense alors que nous n’avons ni alliance ni amitié, et noble d’imaginer qu’un mensonge de plus ou de moins puisse changer quelque chose.

-Je défend toujours la vérité. C’est pourquoi je voulais avoir la version officielle de ce qui c’était passé. J’avoue que ça me donne un peu un air de ressemblance avec un journaliste.

Je jetai un regard autour de nous. La foule était dense, mais bien répartie. Le service était Les gens s’amusaient bien. La soirée était vraiment un succès. Je devais accorder que les dieux finnois savaient comment fêter. Il n’y avait personne en particulier que je voyais, d’autres divinités et des personnalités connues bien sûr, mais personne d’autre à qui j’avais envie de parler ce soir. Je vis un serveur un peu plus loin et je lui fis signe pour qu’il vienne vers nous. Il se fraya un chemin et, quand il fut à notre hauteur, je lui pris un maki de sur son plateau et lui commandai deux nouveaux verres de vin, après avoir vérifié le niveau de breuvage dans la coupe de mon interlocutrice.

-Je ne sais pas comment ça fonctionnait pour vous, en Grèce, mais nous, on se disait généralement les vraies choses.

Le serveur arriva avec ma commande. Je réglai la note, déposai mon verre vide, pris les deux nouvelles coupes et en tendit une à Elisa après qu’elle se soit débarrassée de l’ancienne.

-À quoi devrions-nous trinquer cette fois?

Mon pouvoir de télépathie m'avait beaucoup servi dans les réunions entre dieux qui avaient eu lieu au début de la reconstruction de New York, avant que Loki devienne incontrôlable et que les camps se séparent. J'avais pu capter les réflexions des dieux les plus silencieux, et parfois les utiliser en paroles pour subtilement m'attirer leur soutien. J'avais souvent tenu tête à celui qui s'était improvisé notre chef, mais toujours en sachant que derrière moi se tenaient ses puissants ennemis. Sans être mes alliés, ceux qui le désapprouvaient te tenaient comme un filet de sécurité invisible si Loki créait des débordements.

Neptune avait participé à beaucoup de ces réunions, mais sans jamais vraiment s'impliquer. Il m'avait laissé une impression de chaos avec sa manière de désapprouver les points de vue et les solutions de tout le monde sans préférence, mais aussi avec comment il était à la fois détaché mais intéressé par les changements politiques. Je ne l'avais pas approché comme allié à la fois parce que je ne voulais pas m'entourer de gens imprévisibles et parce que je ne pensais pas pouvoir m'entendre sur le long terme avec un dieu souverain, encore moins un qui avait détenu autant de pouvoir que Zeus. Aussi, je restais sur mes gardes devant sa soudaine prise de contact ce soir.

-Les plus puissants savent aussi choisir leurs batailles.

Si je me fiais à sa réputation et à ce que j'avais perçu quelques années plus tôt en captant certaines pensées, Neptune était intelligent. Je ne pouvais donc pas mettre sur le compte de la stupidité ou de la maladresse ses sous-entendus insultants depuis le début de notre conversation. Entre ceux-ci, les compliments et les tentatives d'embrouiller mon jugement en me faisant croire qu'il ne voulait que mon bien, j'étais confuse sur l'attitude à adopter et je devinais qu'il essayait de m'envoyer tournoyer dans un piège inattendu. Je décidai de ne pas répliquer vivement à l'attaque sur mes choix de batailles et plaquai un air désolé mais résolu sur mon visage.

-Je ne doute pas de mon choix d'éliminer des mortels se pensant au-dessus de nous au point de nous attaquer. Il faut parfois oser donner l'exemple.

J'appuyai l'insulte sous-entendue d'un sourire hautain. Je n'allais pas m'abaisser à lui justifier mes actions en détail, et surtout pas à lui avouer qu'une grande partie de ma motivation à agir si vite et si fort était venue de ma fureur à ce moment.

-Je n’aurais pas choisi cette solution, just saying...

J'avais légèrement reculé quand il s'était penché vers moi, et il put rencontrer mon air fermé lorsqu'il posa à nouveau les yeux sur mon visage.

-Je veux dire, il y avait d’autres moyens de faire passer le message. Des moyens plus... subtils.

Bien sûr, M. Le Dieu Souverain savait mieux que les autres comment agir. Je soupirai avec un ennui visible. Je ravalai une justification supplémentaire de mes actions – il trouverait encore comment me désapprouver. C'était très facile de bien analyser une situation une fois qu'elle était terminée et encore plus sans y avoir été impliqué.

-Éclairez-moi, dis-je avec de grands yeux.

Son avis me permettrait de déduire quelles informations il avait obtenues.

-Je défend toujours la vérité. C’est pourquoi je voulais avoir la version officielle de ce qui c’était passé. J’avoue que ça me donne un peu un air de ressemblance avec un journaliste.

J'acquiesçai. Mais les journalistes voulaient toujours une version servant leurs intérêts. Ils laissaient vite tomber ce qu'ils découvraient qui ne les arrangeait pas. Même Anthony Redfield, qui se présentait comme honnête et bien intentionné, n'était pas difficile à réorienter quand on lui faisait sentir qu'une enquête présentait plus de menaces que d'utilité.

Neptune me commanda à boire. Je souris à son audace de penser que j'allais rester même s'il me provoquait.

-Je ne sais pas comment ça fonctionnait pour vous, en Grèce, mais nous, on se disait généralement les vraies choses.

Je ne détectais pas s'il se moquait de moi ou s'il y croyait vraiment.

-Oui, bien sûr, dis-je sur un ton aussi sarcastique qu'amusé. Et Fraus ne partageait pas la spécialité d'Apaté.

Nos panthéons avaient en commun une déesse personnifiant la tromperie, mais seul le mien comptait des menteurs!

J'acceptai la coupe, sans commentaire ni mouvement pour m'éloigner. Il y avait longtemps que je n'avais pas participé à une discussion à la fois stimulante et peu stressante. Je voyais mal en quoi Neptune pouvait vraiment me couler, surtout comme j'étais difficile à déloger de ma position politique, qui n'était pas particulièrement convoitée.

-À quoi devrions-nous trinquer cette fois?

Je pouvais ramener l'ambiance au calme en mentionnant les dieux finnois qui nous avaient invités ou encore le provoquer gentiment une fois de plus. Je décidai plutôt d'ouvrir un sujet controversé, à la fois pour le déstabiliser et pour tenter de le faire se dévoiler un peu.

-À la brèche, qui a permis aux plus grandes divinités de se croiser.

Même si je savais que ce que je disais était toujours extrêmement important, je ne parlais généralement pas pour ne rien dire. Je n’étais pas de ce genre de personne qui aimait s’entendre parler et qui déblatérait n’importe quoi, sans se soucier de son public. Je n’étais pas de ce genre de dieu qui aimait étaler sa supériorité en faisant tout un spectacle. J’étais plutôt du genre à économiser mes paroles et même mes gestes. Un homme de peu de mots, qu’ils disaient. Je ne savais pas trop quelles étaient mes motivations à leurs yeux, sûrement que j’étais stupide, mais en fait, je les dédaignais. Si je ne faisais que les juger en silence, c’était parce que les autres n’en valaient pas vraiment la peine, à mes yeux. J’étais présent, j’écoutais et j’analysais, mais je ne réagissais que quand je trouvais que les gens et la situation valaient ma dépense énergétique. Et en terme de démonstration de la puissance, j’étais de ce genre de personne que la simple présence suffisait. Tout le monde savait qui j’étais et ce dont j’étais capable. Pas besoin d’essayer de les impressionner puisque ça venait naturellement.

J’avais de la difficulté à déchiffrer l’expression et l’attitude d’Elisa. Elle ne me semblait pas complètement fermée, mais elle n’était pas tout à fait douce non plus. Ma curiosité étant vraiment piquée par toute cette histoire, je décidai de continuer la conversation.

-Je ne doute pas de mon choix d'éliminer des mortels se pensant au-dessus de nous au point de nous attaquer. Il faut parfois oser donner l'exemple.
-Oh je suis totalement d’accord avec vous là-dessus. Est-ce que l’exemple aurait pu être plus direct ou évident? Comme je ne connais pas toute l’histoire, c'est difficile pour moi de vraiment me prononcer.

Je restais diplomate tout en essayant de lui soutirer un peu d’informations. Dans le pire des cas, je prendrais toutes les pièces détachées et je les assemblerais moi-même.

Elle avait reculé quand je m’étais approché et je ne pouvais pas lui en vouloir. Ça avait été impoli et maladroit de ma part. Je m’étais laissé emporté, mais je tenais à l’effet dramatique de ma réplique chuchotée et si j’étais resté en place, elle ne l’aurait jamais entendu, vu les bruits environnants. Nous n’avions pas à crier, la musique était à un niveau raisonnable et l’acoustique de la pièce était bonne, mais il fallait quand même avoir un ton de voix plus élevé qu’un murmure pour se comprendre. Comme je n’étais pas resté longtemps dans son espace personnel, j’hésitais à m’en excuser. Je me mis une note mentale personnelle pour ne pas le refaire du reste de notre discussion et lui présenter mes excuses plus tard.

-Éclairez-moi.
-Bien entendu, ça dépend du but à atteindre. Et de toutes les circonstances entourant l’affront. Pour faire passer un message, il faut parfois être plus subtil. Vous auriez pu les laisser s’en tirer, mais les attaquer à un autre moment, un moment plus adéquat où les autres membres qui se rallient à leur avis sont présents. Comment faire maintenant pour savoir si la menace est réellement sous contrôle? À moins que vous saviez hors de tout doute qu’elle se limitait à ces quelques personnes?

Bien sûr, le but de tout ça n’était pas vraiment de lui dire ce qu’elle aurait dû faire de mieux. Je voulais seulement lui mentionner qu'il y avait d'autres solutions auxquelles elle n'avait pas pensé sur le coup. En m'étendant sur le sujet, j’avais peur de tomber dans le mansplaining. Même si je la comprenais un peu de vouloir mon avis. Mais ce que je voulais c’était de récolter le plus d’informations pour mieux la connaître, mieux l’analyser.

-Oui, bien sûr. Et Fraus ne partageait pas la spécialité d'Apaté.

Sa remarque me fit franchement sourire. Je levais mes épaules, levai mon verre vers elle et en prit un gorgée, comme pour lui donner le point. Héra est une déesse respectable et endurcie qui n’en est pas à son premier châtiment. Je ne doutais pas de son intelligence, ce qui était rare pour moi.

-Bon, d’accord, vous m’avez eu. J’ai un peu exagéré mes paroles concernant le mensonge dans ma mythologie en général, mais ce que j’ai dit sur moi était vrai. Je cherche la vérité.

J’avais tenté de la piquer, mais Elisa m’avait déstabilisé, m’avait volé ma lance et m’avait finalement piqué avec.

Quand je lui demandai de trinquer, je fus content qu’elle prenne la coupe que je lui tendais. Je pris également quelques secondes pour porter attention à son maquillage qui mettait vraiment en valeur la couleur de ses yeux.

-À la brèche, qui a permis aux plus grandes divinités de se croiser.

C’était audacieux. Elle avait osé. J’aimais ça.

-Bien dit. À toutes ces rencontres improbables, mais certainement intéressantes! Santé!

Je pris une gorgée en regardant rapidement la foule qui nous entourait. J’étais presque entrain d’oublier que nous étions entouré tellement Héra m’intriguais. Je ne la pensais pas comme ça. Elle semblait snob, froide et limite stupide, mais c’était une belle surprise. Je découvrais une femme forte, allumée et surprenante.

-Alors, concernant ce qui s’est passé avec les truands, je ne saurai vraiment pas ce qui s’est passé, hein?

Je lui fis une moue triste, puis un clin d’oeil.

Toute la suffisance qui se dégageait de Neptune ne m’impressionnait pas. Et ne m’étonnait pas. Rester à l’écart de la course au pouvoir ne masquait rien de l’importance qu’il s’accorderait à jamais. Il était né haut, je savais ce que ce point de départ faisait sur la perception des autres. Plus que la puissance et l’ancienneté, la liberté immodérée qui enveloppait la vie des dieux souverains dès les premières années de leur vie les transformait. Il n’y avait rapidement plus moyen d’accepter de redescendre. Je ne me considérais pas comme différente de Neptune ou même de Zeus à ce sujet, mais j’avais eu la malchance d’être rapidement mise en laisse par mon mariage, ou plutôt par un système qui plaçait des limites assez insidieusement pour qu’on se pense en contrôle. J’avais été au sommet, pas de la même manière que les trois souverains principaux de ma mythologie – et de celle de Neptune –, mais je connaissais aussi le sentiment de n’avoir rien à prouver et la fatigue devant la médiocrité des autres.

-Oh je suis totalement d’accord avec vous là-dessus. Est-ce que l’exemple aurait pu être plus direct ou évident? Comme je ne connais pas toute l’histoire, c'est difficile pour moi de vraiment me prononcer.

Il essayait de me faire parler. Je l’aurais déduit même sans avoir télépathiquement capté ses intentions. Il devait avoir l’habitude des divinités en quête d’attention qui s’ouvraient à n’importe quel grand nom. Elles étaient nombreuses, j’en avais fait la découverte quand je me bâtissais un réseau d’alliés politiques. La manière de Neptune de ne se lier à personne était-elle en partie motivée par un manque d’intérêt pour ces gens qui ne cherchaient que leur propre gloire avec des stratégies transparentes et vides? Ou jouait-il seul, de manière plus dangereuse mais aussi plus menaçante?

-Vous pouvez au moins concéder que l’exemple en question a su attirer l’attention.

Sourire visiblement forcé – j’étais en train d’en faire une habitude avec lui, mais il me poussait à l’hostilité. Je n’avais pas envie de m’enfoncer sur le terrain où il essayait de m’entraîner. Discuter mes méthodes et motivations ne servirait qu’à lui donner de plus en plus de fils sur lesquels tirer.

-Bien entendu, ça dépend du but à atteindre. Et de toutes les circonstances entourant l’affront. Pour faire passer un message, il faut parfois être plus subtil. Vous auriez pu les laisser s’en tirer, mais les attaquer à un autre moment, un moment plus adéquat où les autres membres qui se rallient à leur avis sont présents. Comment faire maintenant pour savoir si la menace est réellement sous contrôle? À moins que vous saviez hors de tout doute qu’elle se limitait à ces quelques personnes?

-La menace, dites-vous.

Je souris, cette fois-ci avec sincérité.

-Il n’a jamais été question d’éliminer de véritables ennemis, poursuivis-je en prenant malgré moi un air hautain mais toujours amusé. J’ose croire que vous en avez conscience, sous toutes ces théories.

Je pris une pause de quelques secondes, le temps d’un regard de biais. Je venais de souligner que j’avais remarqué soit sa manipulation de discours soit sa stupidité. Allait-il avouer la première ou feindre la seconde? Je comptais sur lui pour essayer de m’embrouiller avec une autre tactique. Je pouvais tricher avec mon pouvoir de télépathie, mais il m’offrait autant de pistes avec son comportement qu’avec ses pensées immédiates. L’instinct d’une personne était toujours révélateur.

-Si d’autres mortels venaient à poser problème – un réel problème, cette fois-ci –, ils seraient bien accueillis, n’ayez crainte. Je traite bien sûr l’insulte très différemment du danger. Les résultats peuvent se ressembler, mais pas les stratégies.

J’avais géré la menace d’un regroupement d’informaticiens surdoués, il y avait quelques années, avec beaucoup plus de subtilité. Cette affaire n’étant pas secrète parmi les dieux, Neptune devait être au courant. Les policiers massacrés par mes clones relevaient d’un tout autre registre de mortels.

Neptune s’amusa de mon parallèle entre nos mythologies. Nous étions souvent en compétition avec nos semblables, mais nous ne pouvions pas nier que nous étions les panthéons les plus similaires. Il valait mieux en rire, surtout maintenant forcés à vivre ensemble.

-Bon, d’accord, vous m’avez eu. J’ai un peu exagéré mes paroles concernant le mensonge dans ma mythologie en général, mais ce que j’ai dit sur moi était vrai. Je cherche la vérité.

-Bien sûr, dis-je avec une apparente bonne volonté et aucune trace de sarcasme dans ma voix.

Je ne croyais pas plus à sa bonne volonté qu’à celle des autres, mais à quoi bon en discuter?

-Bien dit. À toutes ces rencontres improbables, mais certainement intéressantes! Santé!

J’observai subtilement Neptune en buvant, alors qu’il regardait la foule. J’avais gardé un minimum d’attention sur les gens autour de nous, mais seulement les plus près. Vu les sujets que mon interlocuteur privilégiait, je m’étais assurée tout au long de la conversation que nous n’étions pas écoutés, et j’avais probablement laissé passer quelques-unes de ses pensées en pêchant pour en obtenir celles des autres. Toutefois, bien fixée sur lui, je ne manquai pas ses conclusions sur moi. Je souris en prenant une autre gorgée.

On me trouvait froide et snob depuis des siècles. Je ne m’en offusquais plus. De toute manière, je ne m’étais pas donné comme mission de passer pour gentille. Même en essayant de gagner l’affection du peuple de New York, j’avais avant tout misé sur mon professionnalisme et mes bonnes intentions, pas sur mon caractère.

-Alors, concernant ce qui s’est passé avec les truands, je ne saurai vraiment pas ce qui s’est passé, hein?

Je levai les sourcils à son clin d’oeil.

-Vous en savez assez long pour m’aborder avec des accusations et poursuivre avec des conseils. Quelles informations vous manque-t-il?